L’antisémitisme dans la classe ouvrière américaine. Une étude des intellectuels réfugiés de l’École de Francfort à la fin de la Seconde Guerre mondiale

Traduit de l’anglais par Léa Nicolas-Teboul.

Catherine Collomp revient ici sur l’élaboration et les résultats de l’étude sur l’antisémitisme dans la classe ouvrière américaine commandée par le Jewish Labor Comittee et menée en 1944 par les intellectuels allemands de l’École de Francfort réfugiés aux États-Unis.

Cet article analyse le rapport de 1400 pages non publié, L’antisémitisme dans la classe ouvrière américaine, produit par les intellectuels allemands de l’École de Francfort pendant leur exil aux États-Unis. Rapport jusqu’ici sous-estimé par les historiens du mouvement ouvrier et par ceux de l’histoire juive et de la Seconde guerre mondiale. Son contenu sera examiné en détail autant que les circonstances historiques dans lesquelles il a été produit. L’article traite plus largement de la stratégie du Jewish Labor Comittee qui l’a commandé. Il situe le rapport dans la production de l’École de Francfort. En dernier lieu, dans le contexte de l’effort de la production de guerre, le supposé antisémitisme de la classe ouvrière américaine était un lieu de tension paradigmatique et fluctuant qui pouvait donner lieu à d’autres formes de conflits réels ou imaginaires.

En mars 1945, l’Institut de recherche sociale de la Colombia University rendit une étude sur « l’antisémitisme dans la classe ouvrière américaine », enquête sociologique menée entre juin et décembre 19441. Cet institut, c’est bien connu, était composé d’intellectuels réfugiés aux États-Unis forcés de s’exiler après l’arrivée des nazis au pouvoir. Son orientation marxiste, le fait que presque tous ses membres étaient d’origine juive, faisaient de ces intellectuels des opposants directs au régime. Le président de la Columbia University à New York offrit à l’Institut indépendant d’y déménager en 1934. Max Horkheimer, son directeur, était entouré d’un groupe d’intellectuels allemands, notamment Theodor Adorno, son plus proche collaborateur2. L’étude sur l’antisémitisme dans la classe ouvrière américaine, achevée en mars 1945, constituait à bien des égards un paradoxe. Les sentiments d’hostilité envers les Juifs qu’y exprimaient de manière décomplexée les ouvriers américains sont surprenants si on considère que les États-Unis, avec le soutien patriotique de ses millions de soldats et de ses ouvriers œuvrant pour la guerre, était encore en guerre pour la victoire finale sur l’Allemagne nazie, contre la destruction systématique du judaïsme européen qu’elle menait. Surprenants aussi si l’on pense que le système des quotas avait mis fin depuis longtemps à l’immigration massive de Juifs pour les États-Unis. Non seulement les immigrants juifs semblaient tout à fait intégrés à la classe ouvrière américaine, dont ils avaient toujours fait partie, mais leurs descendants, la seconde génération, s’efforçaient maintenant de sortir de la classe ouvrière.

Les circonstances de la production de cette étude et les interprétations qu’on peut en tirer sont d’autres points d’intérêts. L’étude a jusqu’ici été mentionnée par des philosophes qui analysaient les travaux de l’École de Francfort aux États-Unis. Martin Jay et Rolf Wiggershaus en particulier l’ont clairement située dans la séquence de ses productions3. Conduite sous l’autorité d’Adorno et d’Horkheimer, le rapport sur l’antisémitisme dans la classe ouvrière américaine trouve sa source dans leurs œuvres théoriques et dans des travaux plus empiriques d’étude de la culture de masse dans les sociétés modernes. Mais cette étude n’a attiré l’attention ni des historiens de la classe ouvrière travaillant sur les ouvriers américains pendant la seconde guerre mondiale et l’après-guerre, ni les historiens de la culture juive aux États-Unis. Il est donc nécessaire de restituer plus précisément le contexte de ce rapport.

Celui-ci met en lumière un certain nombre de problèmes importants concernant les relations de la communauté juive avec la classe ouvrière américaine et le pays dans son ensemble. Il met en valeur le rôle des dirigeants ouvriers juifs qui l’ont commandé et pour qui il constituait une facette de leur combat contre l’antisémitisme aux États-Unis et au-delà ; il montre ainsi combien ce combat était isolé du reste des ouvriers américains. Ces résultats doivent bien sûr être considérés comme un des chapitres de la longue histoire des relations ethniques au sein de la classe ouvrière américaine, la non-publication du rapport lui-même est une conséquence de l’évolution rapide des relations Juifs-gentils à la fin des années 1940. Au final, le rapport permet au lecteur de réfléchir à la situation singulière de ces intellectuels allemands hautement éduqués qui analysaient l’antisémitisme dans la classe ouvrière au moment où l’Holocauste, massacre de masse, s’achevait. Doit-on prendre ce rapport pour argent comptant ? Ou comme un miroir réfléchissant les horreurs de l’époque et du pays dont étaient originaires ces intellectuels ? Ces questions nous amènent à considérer que ce rapport éclaire ce que David Wymann a appelé « l’abandon des Juifs4 ».

Circonstances de sa production

Historiquement, l’antisémitisme n’a pas été aux États-Unis un paradigme structurant pour la culture de la classe ouvrière comme il l’a été en Europe, en particulier dans l’Empire russe. Contrairement à l’opposition entre les blancs et les noirs qui, selon les penseurs de la « whiteness5 », a eu un impact très fort sur la structure de la classe elle-même, la différence entre Juifs et non-Juifs n’a pas produit de sources de divisions durables et profondes au sein de la classe ouvrière américaine, au-delà d’expressions d’hostilité aux migrants. Samuel Gompers, par exemple, le fondateur de l’American Federation of Labor (AFL) qui fut longtemps à sa tête, était d’origine juive, et ce n’est pas son origine qui a causé des conflits internes mais plutôt ses manières autoritaires et ses convictions politiques conservatrices. Durant les années trente et quarante, le « Mouvement ouvrier juif » (Jewish Labor Mouvement), essentiellement des syndicats de la manufacture, était à l’avant-garde du mouvement ouvrier américain. Les deux syndicats les plus importants de ce mouvement, l’ILGWU, the International Ladies Garment Workers’ Union (l’Union Internationale des travailleurs du vêtement féminin) et l’ACWA, the Amalgamated Clothing Workers of America (les travailleurs du vêtement amalgamé d’Amérique), ont fait partie des organisations fondatrices du CIO (Congress of Industrial Organizations, le Congrès des organisations de l’Industrie), la fédération moderne qui, depuis 1936, organisait les travailleurs de l’industrie américaine. Et depuis 1940, puisque l’ILGWU s’était ré-affilié à l’AFL, les deux piliers du mouvement ouvrier juif avaient un pied dans chaque fédération. Pourquoi, donc, une étude sur l’antisémitisme dans la classe ouvrière américaine6 ?

L’étude était commandée par le JLC, Jewish Labor Comittee (le Comité ouvrier juif). Cette organisation avait été fondée en 1934 pour combattre le nazisme et le fascisme en formant un front ouvrier uni des organisations juives qui luttaient pour défendre les ouvriers et les Juifs en Europe et en Amérique. Ses membres provenaient des principaux syndicats du mouvement ouvrier juif (l’ILGWA et l’ACWA, et de syndicats plus petits réunis en United Hebrew Trades, Syndicats hébreux unis) et des différentes associations d’entraides juives socialistes organisées sous l’égide du Cercle des travailleurs (Workmen’s Circle). Le JLC apportait assistance et soutien aux victimes politiques de la répression nazie en Europe (juives ou non) et combattait activement les poussées d’antisémitisme aux États-Unis. Les dirigeants du JLC – Baruch Charney Vladeck, Adolph Held, David Dubinsky, Joseph Schlossberg, Nathan Chanin7 – étaient eux-mêmes des immigrés juifs de la première générations, ayant fui l’Empire tzariste. Ils s’étaient pour la plupart réfugiés aux États-Unis après la révolution de 1905 et après avoir été persécutés pour leur engagement politique. Dans le mouvement révolutionnaire russe, ils avaient combattu comme bundistes8 dans la zone de peuplement ; ils défendaient la culture juive laïque, d’expression yiddish et l’idée universaliste du socialisme. Dans les années trente, leur origine ethnique et culturelle spécifique rendait les Bundistes, en diaspora comme en Pologne, doublement sensibles à la montée du nazisme. Aux États-Unis, le fondateur du JLC, Baruch Charney Vladeck, déclarait clairement que les attaques contre les Juifs et les attaques contre les travailleurs étaient dans l’idéologie nazie les deux faces de la même médaille. Au congrès de l’AFL en 1934, où il présentait la mission du JLC, il déclarait :

Les Juifs ont été un véritable baromètre pour le mouvement ouvrier. Où que ce soit, à n’importe quelle époque, quand un gouvernement commence à persécuter les Juifs, il finit inévitablement par persécuter les travailleurs. La première explosion contre les Juifs n’est que le signe avant coureur d’une sombre tempête contre les ouvriers9.

Les paroles de Vladeck devaient alerter les ouvriers américains sur le fait que les Juifs n’étaient pas les seules cibles des persécutions nazies. En fait, la destruction complète du mouvement ouvrier allemand avait précédé les mesures d’exclusion et de persécution systématiques contre les Juifs sous le IIIème Reich. Et la fondation du JLC était aussi une réaction contre l’écrasement sanglant par le régime de Dolfuss du soulèvement ouvrier à Vienne en février 1934. La relation dialectique entre l’identité juive et l’identité ouvrière du JLC était inséparable de la composition de classe de l’organisation et du caractère révolutionnaire de ses dirigeants. Dans sa défense des ouvriers juifs, en tant que Juifs et en tant qu’ouvriers, le JLC se distinguait des principales organisations juives américaines qui avait une orientation plus petite-bourgeoise. D’autre part, le JLC se distinguait aussi de tous les partis communistes ou sociaux-démocrates européens et du mouvement ouvrier en général qui considéraient la lutte contre l’antisémitisme comme secondaire par rapport au but final de la révolution. En ce sens, l’analyse bundiste du nazisme, qui concevait aussi la menace de l’antisémitisme comme une attaque contre les ouvriers, était plus clairvoyante, comme l’histoire le démontrerait, que toute autre doctrine socialiste10.

Au début de la Seconde Guerre mondiale, la réussite la plus notoire du JLC fut le sauvetage de plusieurs centaines de dirigeants socialistes et syndicaux européens (tous n’étaient pas juifs) qui risquaient d’être arrêtés dans des pays dominés par les nazis. Certains étaient des réfugiés anti-nazis et anti-fascistes piégés en France après juin 1940, et alors recherchés activement par la Gestapo et les autorités de Vichy. Parmi eux se trouvaient les plus importants dirigeants du mouvement ouvrier européen et international et des partis sociaux-démocrates. En même temps, le JLC organisa le sauvetage de nombreux bundistes polonais qui, à l’invasion de la Pologne en 1939, avaient trouvé un havre provisoire en Lituanie mais furent recherchés par le NKVD, la police politique de Staline, quand l’armée soviétique envahit le pays11. Par la suite, l’activité du JLC consista à fournir des fonds, des vêtements, des médicaments et un soutien de toute nature susceptible d’alléger le poids des persécutions pesant sur les populations juives en Europe ou d’aider à leur survie. En 1945, le JLC était la première organisation américaine à présenter l’atrocité du génocide nazi dans une exposition de photographies à New-York en avril 1945, nommée « Martyrs et héros des ghettos », et dédiée à l’insurrection de Varsovie. Selon Albert Einstein, éminent réfugié allemand, qui inaugura l’exposition, « le but principal de cette exposition était d’éclairer, d’éduquer ! Nous devons être capables de faire face à cette réalité terrible pour pouvoir construire un futur meilleur12. »

De semblables buts éducatifs étaient à la base de la commande par le JLC d’une étude sur l’antisémitisme dans la classe ouvrière américaine. Le désir de prévenir le retour des atrocités de la Seconde guerre mondiale guidait cette volonté d’obtenir un tableau détaillé de la situation aux États-Unis. Dans les années trente, le JLC avait fait du combat contre la discrimination anti-juive au travail et de la sensibilisation des organisations ouvrières (l’AFL et le CIO) à la propagande antisémite dans ses rangs une de ses missions. L’antisémitisme aux États-Unis ne fut certes jamais aussi virulent et répandu qu’en Europe. L’antisémitisme qui s’exprimait dans les années vingt provenait surtout des segments les plus hauts de la société américaine (comme Henry Ford dans le Deadborn Independant ou le système des quotas à l’université qui limitaient le nombre d’étudiants juifs) ; il s’était répandu dans les années trente via les vociférations à la radio du Père Coughlin, qui diffusaient ses sermons à ses millions d’auditeurs, des ouvriers catholiques. Ses prêches reprenaient les pires clichés antisémites tirés directement du Protocole des sages de Sion et des diatribes du dirigeant nazi Joseph Goebbels. De plus, quelques organisations, quoique marginales, les Silver Shirtset le Bund germano-américain, importaient ouvertement l’idéologie nazie aux États-Unis13. Plus largement, l’antisémitisme était perceptible aussi dans le refus absolu du Congrès d’assouplir les lois d’immigration qui empêchaient l’arrivée massive de réfugiés aux États-Unis14. Si tout ceci est bien connu, le rapport des sociologues allemands nous permet de mesurer à quel point ces idées trouvaient un écho dans la classe ouvrière américaine, voire en émanaient.

L’entrée en guerre des États-Unis n’avait pas adouci les préjugés antisémites ou les penchants pro-nazis de certains. La connaissance tardive de l’horreur de la solution finale – officiellement, seulement à la fin de 1942, et qui ne pénétra que lentement la conscience nationale – n’avait pas éradiqué les relents d’antisémitisme. Un des résultats de l’étude L’antisémitisme au sein de la classe ouvrière américaine  fut précisément de souligner le fait qu’un certain nombre de gens pensait que la guerre était menée par des non-Juifs pour le compte des Juifs. L’incrédulité sur le nombre de victimes juives des camps de concentration nazis était répandue et poussait à croire que le tableau était faussement enflé15. Dans ce contexte de fausses rumeurs, la décision du JLC de commander une étude scientifique pour évaluer le degré d’antisémitisme dans la classe ouvrière américaine fut guidée par la peur que le chômage – qui reviendrait, beaucoup le pensaient, quand les contrats de guerre prendraient fin, et avec le retour des 12 millions de soldats – ne crée des tensions supplémentaires dans les rangs ouvriers. L’introduction affirmait que l’antisémitisme s’était répandu largement aux États-Unis pendant la guerre16. Léo Lowenthal qui participait à l’étude, réaffirma cette peur omniprésente quand il présenta ses conclusions aux dirigeants du JLC le 10 mars 1945. Il disait clairement que l’antisémitisme pouvait être alimenté dans les rangs ouvriers par des manipulateurs extérieurs et affirmait qu’il fallait d’abord évaluer le degré de résistance de la classe ouvrière à de telles menaces :

Vous serez d’accord avec moi si je dis qu’on peut s’attendre à de graves atteintes à notre mode de vie démocratique à la fin de la guerre, et que nous pouvons même anticiper stratégiquement sur le fait que les premières opérations d’attaques planifiées arriveront à une date antérieure. Nous ne savons pas si l’utilisation de l’antisémitisme sera l’arme de cette offensive. Mais nous savons, et vous savez que le but principal de cette charge antidémocratique sera d’attaquer le mouvement ouvrier17.

Alors que l’antisémitisme n’était pas un objet d’étude privilégié pour l’école de Francfort dans les années trente, il était devenu, à la fin de la décennie, un thème central. Aux États-Unis, ses membres avaient continué à développé leur œuvre théorique, des essais qui, sous la direction de Horkheimer, furent connus sous le nom de « Théorie critique ». Bien des choses ont été écrites sur cette notion qui rejetait tout système philosophique clos sur lui-même et entendait intégrer autant la philosophie que les sciences sociales, y compris dans leur forme empirique : sociologie, psychanalyse, économie, histoire des idées et de la culture. Ancrée dans le marxisme, cette approche interdisciplinaire se proposait d’analyser la nature de l’homme et de la société dans le monde capitaliste moderne, mais s’intéressait plus à la culture et à la connaissance comme produit de ce monde qu’aux relations économiques et aux modes de production comme le marxisme orthodoxe. Dans son versant pratique, cette conception valorisait le rôle moral et politique des sciences sociales dans la quête d’un ordre social meilleur gouverné par la raison plutôt que par les émotions ou les intérêts18. Jusqu’aux années quarante, ces intellectuels continuèrent, depuis New-York, à publier en allemand dans le Zeitschrift für Sozialforschung (la Revue de recherche sociale) imprimée à Paris. La « Théorie critique » était à l’origine une forme de résistance intellectuelle au nazisme, à distance, une recherche à laquelle collaboraient des intellectuels dispersés, pour certains aux États-Unis, pour d’autres à Genève, Londres ou Paris19. Les œuvres produites dans ce contexte restèrent loin du monde social et académique américain. Quand il devint impossible de publier en France après l’invasion allemande, les intellectuels exilés commencèrent à publier leurs travaux en anglais, et transformèrent le titre de leur revue en Studies in Philosophy and Social Science (Études de philosophie et de sciences sociales), et transformèrent aussi, jusqu’à un certain point, leur relation à la recherche et à la politique américaines.

Après 1938, après l’Anschluss et l’offensive contre les Juifs allemands et autrichiens, les pogromes de la Nuit de cristal, ces intellectuels se consacrèrent principalement à l’explication de la nature du national-socialisme. En 1942, Franz Neuman, dans son livre Behemoth, fournit la première interprétation d’importance du pouvoir nazi. À la même période, Max Horkheimer et Theodor Adorno, dans leur lointaine retraite de Los Angeles, écrivaient la série d’essais qui formeraient la Dialectique de la raison, la plus théorique de toutes les publications de l’École de Francfort. Le but affirmé par les auteurs n’était « rien de moins que la tentative de comprendre pourquoi l’humanité, au lieu de s’engager dans des conditions vraiment humaines, sombrait dans une nouvelle forme de barbarie20 ». Un de ces essais denses était consacré à l’antisémitisme et titré, « Éléments de l’antisémitisme / limites de la raison21 ». En effet, dans sa correspondance avec Horkheimer, Adorno écrivait : « Il me semble souvent que tout ce que nous avions l’habitude de voir du point de vue du prolétariat s’est concentré avec une force effrayante sur les Juifs (…) Les Juifs sont maintenant le pôle opposé à la concentration du pouvoir22 ». Sous cet éclairage, les Juifs doivent donc être considérés dans l’analyse marxiste comme le prolétariat du monde, et leur exclusion et oppression comme le « véritable point focal de l’injustice ». L’analyse de l’antisémitisme devint centrale dans l’étude du rôle du préjugé dans l’émergence des sociétés totalitaires autant que dans la formation du phénomène de la culture de masse qui dominait aux États-Unis. En plus de leurs explorations philosophiques, Horkheimer et Adorno avaient lancé un « Projet de recherche sur l’antisémitisme » dont le programme fut publié au printemps 1941 dans les Studies in philosophy and Social Science, et ils cherchaient à financer le travail empirique qui devait nécessairement l’accompagner. En réponse à ce programme, ils obtinrent tout d’abord en 1943 un contrat de plusieurs années du Comité juif américain (American Jewish Committee). Cette importante institution juive désirait soutenir le vaste projet de l’Institut sur l’antisémitisme. Avec son concours, le travail collectif de l’Institut aboutit à la publication en cinq volumes des Études sur la personnalité autoritaire (Studies on predjudice) qui parurent entre la fin des années quarante et le début des années cinquante2323.

Le second contrat qu’ils obtinrent fut celui du JLC en mars 1944 pour étudier « l’antisémitisme au sein de la classe ouvrière américaine ». Ce projet plus tardif, qui est l’objet de cet article, s’ancre dans un cadre théorique fermement formulé autant que dans d’autres études empiriques sur des sujets afférents. Les deux projets, quoique d’inégale importance, reposaient sur l’approche psycho-sociologique que la théorie critique adoptait désormais en appliquant des hypothèses générales sur le rôle des préjugés dans la formation des sociétés totalitaires. Ces projets mêlaient réflexions sur les sources du totalitarisme nazi et considérations sur les sociétés dominées par la culture de masse, comme les États-Unis. Horkheimer et Adorno continuèrent à assurer la direction de ces projets, mais ils laissèrent leurs associés de l’Institut mener le travail empirique. Adorno, un des principaux auteurs des études Sur la personnalité autoritaire, était, cependant, également actif dans les recherches empiriques.

En Allemagne, l’École de Francfort avait déjà abandonné l’interprétation marxiste classique qui donnait au prolétariat le rôle politique et culturel de transformation de la société. Ils questionnaient le rôle émancipateur attribué à la classe ouvrière comme classe universelle et n’adhéraient pas pleinement à la centralité du travail comme source du désir humain et de la possibilité de changement social. Leur intérêt pour la psychanalyse les mettaient à distance d’une vision de la société dominée par le facteur économique. Déjà en 1930, Horkheimer concluait avec prescience que la classe ouvrière allemande était une masse ambivalente qui pouvait facilement être manipulée et qui offrait moins de résistance aux idéologies conservatrices et aux structures du pouvoir qu’elle ne l’affirmait dans ses discours politiques24. Mais la question de l’antisémitisme, alors, n’était pas centrale dans cette analyse. Martin Jay explique : en Allemagne, ces intellectuels avaient bénéficié de la situation objective créée par la République de Weimar, où avaient sauté la plupart des barrières à leurs entrées dans différentes professions et services et, n’ayant jamais vécu personnellement l’antisémitisme, ils percevaient peu son impact ou le sous-estimaient, bien qu’il fut devenu central dans la politique allemande25.

Une des notes introductives aux volumes d’études américaines de 1945 soulignait que les ouvriers européens, avant la conquête de l’Allemagne par Hitler, « étaient clairement plus immunisés contre le préjugé antisémite que la classe ouvrière américaine aujourd’hui. Et cependant, le totalitarisme a triomphé en prévenant toute résistance des ouvriers européens. » La note demandait : « Les ouvriers américains, bien plus perméables au préjugé racial, seront-ils un meilleur rempart contre le totalitarisme26 ? ».

Cette question centrale mena à l’enquête détaillée de la seconde moitié de 1944. Quatre intellectuels de l’Institut la menèrent. Friedrich Pollock la dirigea, Léo Lowenthal y collabora, ainsi que Paul Massing et A.R.L. Gurland, et plusieurs assistants de recherche de l’Institut27. Massing dirigea l’enquête sur la côté Est et dans la zone de Détroit, tandis que Pollock, assisté par Theodor Adorno, fut chargé de la côté Ouest. Chaque partie du rapport fut rédigé par un des quatre collaborateurs28.

L’AFL et le CIO, ainsi que de nombreux syndicats qui y étaient affiliés ou indépendants, contribuèrent largement au « succès de l’étude », comme le rapportèrent ses auteurs. Ces derniers remerciaient aussi le président du JLC, Adolph Held, à la tête du Comité pour la lutte contre l’antisémitisme, Charles Zimmerman, et d’autres responsables du JLC qui aidèrent à mener à bien le projet et à le financer29. Ils remerciaient aussi pour leur soutien de nombreux directeurs de communauté, des éducateurs, des écrivains, des hommes et des femmes des services gouvernementaux, des ouvriers de l’industrie, des travailleurs sociaux30. L’enquête devait initialement former une partie d’une recherche plus vaste. Le projet concernant la classe ouvrière américaine, cependant, ne connut pas de suite, et il ne fut jamais publié en dépit de tentatives répétées jusqu’en 1953.

Méthode et résultats de l’enquête

Les principales conclusions de l’étude, présentées dès l’introduction, aboutissaient à l’idée que « des stéréotypes totalitaires modèlent les pensées d’une grande partie des Américains » ; et les auteurs affirmaient : « les préjugés contre les Juifs sont présents dans l’écrasante majorité des personnes interviewées ». « De manière assez répandue, les ouvriers américains acceptent bien l’antisémitisme », maintenaient-ils. « Ce qui compte, ce n’est pas exactement l’hostilité ouverte et active envers les Juifs, ces agitateurs peuvent être dénoncés et neutralisés ; la menace est bien plutôt le préjugé lui-même. » La « texture » du préjugé était l’objet de l’exploration, l’enquête retraçait ses diverses expressions, ses degrés d’intensité, et ses possibles explications. Les auteurs livraient leur crainte, palpable, due en partie au fait que les préjugés pouvait être facilement manipulés de l’intérieur de la classe ouvrière ou par des forces extérieures pour servir des buts politiques fascistes. Bien que les sociologues aient maintenu prudemment que ceci n’était pas une enquête statistique, qui aurait demandé des recherches plus extensives, ils mettaient en valeur des tendances qualitatives basées sur des données quantifiées31.

L’étude fut menée en analysant les résultats de 566 interviews, menées, entre juin et octobre 1944, sur des ouvriers qui formaient un échantillon représentatif de la classe ouvrière américaine dans son ensemble, comprenant différentes régions, branches, syndicats, et métiers. L’échantillon d’âge, de genre, de race de religion et d’ethnie était plus aléatoire et moins systématique, et les interviewers disposaient d’une marge de manœuvre pour obtenir des réponses de « l’ouvrier moyen » plutôt que de ceux qui avaient évidemment des opinions extrêmes. L’étude se concentrait sur les ouvriers de l’industrie, spécifiquement dans les secteurs dominants de l’industrie de guerre, vers laquelle de nombreux « nouveaux ouvriers » avaient migré récemment. Et en particulier sur cinq régions spécifiquement industrielles : la côté Est, comprenant l’État de New-York, le New Jersey et Philadelphie ; Pittsburgh, avec les aciéries, Détroit, où l’industrie automobile avait été convertie en industrie de guerre ; et la côte Ouest, à Los Angeles et San Francisco. L’échantillon comprenait des ouvriers syndiqués (dont 23.8% à l’AFL et 38.5% au CIO) et des non-syndiqués (29.5%). Quelques employés, des petits commerçants en faisaient également partie mais pas d’artisans indépendants ni d’ouvriers agricoles ou de fermiers32.

La technique d’enquête était élaborée en collaboration avec les dirigeants syndicaux (l’AFL et le CIO). L’idée était celle d’« observation participante ». Au lieu de distribuer des questionnaires pour sélectionner des réponses, organiser des groupes d’opinions, des ouvriers menaient des interviews moins formelles, ils avaient été formés préalablement à mener une conversation sur un schéma préétabli de manière à « élucider la nature l’intensité et l’étendue des opinions antisémites » parmi les interviewés. Au total, furent ainsi formés 270 enquêteurs volontaires issus de la base ouvrière, afin de produire ces « entretiens masqués ». Les interviewers non-juifs étaient sélectionnés afin que l’identité ne soit pas un obstacle ou une incitation à l’expression de sentiments sur le sujet sur lequel ils étaient formés à poser des questions ouvertes33. L’« entretien masqué » était un compromis qui tenait compte à la fois du désir d’extraire le maximum de connaissance et des difficultés techniques à le faire. Selon les sociologues, « le but était mener une conversation où l’interviewé ne devait pas savoir qu’il était interviewé, où il n’avait pas peur que ce qu’il dise soit utilisé contre lui ». Mais la conversation devait être guidée. Elle suivait « des lignes définies à l’avance ». « Des collègues, des amis dans la même position sociale, qui vivaient dans des situations similaires » étaient choisis pour être des enquêteurs, à même de mener une observation « participante ». Afin d’obtenir des informations des interviewés, mais aussi de comprendre si de la propagande, quelle qu’elle soit, s’était répandue sur leur lieu de travail ou au sein de leurs communautés34, la conversation guidée comprenait ces sept questions de base :

  1. Les Juifs se comportent-ils différemment des autres ? Ressentent-ils d’autres sentiments ? Que disent les gens sur les Juifs ?
  2. Pouvez-vous distinguer un Juif d’un non-Juif ?
  3. Est-ce que cela vous dérange de travailler avec des Juifs ? Pourquoi ? Avez-vous déjà travaillé avec des Juifs ? Et travailler avec des noirs ? (bien sûr, cette question ne peut être posée à des ouvriers noirs).
  4. Connaissiez-vous des Juifs avant de commencer à travailler ? À l’école ? Ou dans votre quartier ? Comment étaient-ils ?
  5. Que pensez-vous de ce que les nazis ont fait aux Juifs en Allemagne ?
  6. Y-a-t-il des gens dans ce pays qui sont hostiles à ce qu’il y ait plus de Juifs ici ? Quels groupes ? Que veulent-ils ?
  7. Les gens pensent-ils que les Juifs participent à l’effort de guerre ? Qu’en pensez-vous ?

Ces questions visaient à découvrir la nature des préjugés dans le contexte sociologique américain, singulier, ainsi que les influences directes (politiques ou psychologiques) qui pouvaient les renforcer. Elles visaient à révéler derrière ces notions, ces faits ou ces tendances, des préjugés généraux et traditionnels, des opinions arrêtées (questions 1 et 2) ; les préjugés sous leur forme la plus moderne, en particulier de type totalitaire (questions 5, 6) ; les caractéristiques selon lesquels ces préjugés se développaient au sein de la personnalité de la personne interrogée (question 4) ; les expériences spécifiques avec des travailleurs juifs (question 3) ; l’influence de la guerre sur les préjugés (question 7).

En plus des réponses, on demandait aux enquêteurs de collecter des données biographiques sur les interviewés, sur leur âge, leur genre, leur mariage, leur statut familial, leur niveau d’éducation, leur lieu de naissance, la nationalité de leurs parents, leur religion, leur métier, leur lieu de travail, leur syndicalisation. Des éléments concernant des traits de caractères étaient collectés via des réponses à des descriptions psychologiques du types, « facile à vivre ; anxieux ; si oui : à quel sujet ? Travail occupé actuellement ; travail après la guerre ; vie conjugale ; autres choses35? ».

À partir de ces matériaux, l’évaluation du degré d’antisémitisme était classée en huit catégories allant de a/ hostilité extrême à h/ attitude non-discriminatoire, amicale, excluant toute critique. À l’évidence, la réponse à la question 5 était centrale pour comprendre l’intensité du préjugé. L’analyse des réponses permettait de déterminer les degrés d’antisémitisme reproduits dans le tableau 136.

Organisés en grands groupes, ces pourcentages s’additionnaient avec les gammes d’attitudes montrées dans le tableau 2.

Tableau 1 : Degrés d’antisémitisme% Sondés
a) Extrême hostilité, voulant l’extermination physique des Juifs10,6
b) Extrême hostilité, voulant l’extermination de la présence juive (déportation de masse, etc)10,2
c) Hostilité active exprimée avec violence mais sans passage à l’acte3,7
d) Hostilité forte envers les Juifs, désirant la ségrégation, des restrictions et de fortes discriminations6,2
e) Ressentiment émotionnel contre les Juifs, avec une hostilité modérée à moyenne, mais indécis sur les actions à entreprendre19,1
f) Rejet des discrimination combiné avec une antipathie pour les Juifs19,3
g) Attitude amicale avec une critique rationnelle des traits « juifs »10,8
h) Attitude amicale, non-discriminatoire excluant toute critique20,1
Total100
Tableau 1 : Degrés d’antisémitisme
Tableau 2 : Groupe d’attitudes% Sondés % Total
I Activement hostile aux Juifs (a, b, c, d) 30,7 49.8
II Opposé aux Juifs mais indécis sur les conclusions à tirer (e)
III Opposé à l’antisémitisme mais avec une antipathie émotionnelle envers les Juifs
IV Sympathie pour les Juifs (g, h)
19.1
19.3
30.9
50.2
Tableau 2 : Groupe d’attitudes
Tableau 3 : Influence syndicales, comparaison de l’attitude de l’AFL et du CIO % Sondés
TypeTotalAFLCIONon-syndiqué
Antisémite (a,b,c,d)30,732.524,834.1
Préjugé flou (e)19,117,818,819,1
Opposé à l’antisémitisme, mais antipathie émotionnelle envers les Juifs30,928,237,628,2
Définitivement pas antisémite (g,h)30,928,237,628,2
Total100100100100
Tableau 3 : Influence syndicales, comparaison de l’attitude de l’AFL et du CIO

Regroupés différemment, ces résultats montrent aussi que 30,7 % de la population interrogée montrait de forts préjugés et qu’à l’opposé du spectre, 30,9% étaient amicaux envers les Juifs. Les hésitations du tiers médian, ne montrant aucun sentiment positif envers les Juifs mais indécis sur la position à adopter, conduisirent les enquêteurs à conclure que la moitié de la population était potentiellement attirée par des actions antisémites. Peu de variations régionales au sein de ces catégories. Dans les cinq régions, plus ou moins la même proportion d’interviewés paraissait antisémite, soumise aux préjugés, indécise ou non antisémite. On relevait une nette différence entre les hommes et les femmes, un plus haut pourcentage d’hommes étaient soumis à des préjugés, tandis que les femmes étaient plus souvent amicales envers les Juifs37. Concernant les relations entre la syndicalisation et la tolérance, les enquêteurs notèrent que, dans les catégories des moins antisémites, les membres du CIO dépassaient à la fois les membres de l’AFL et les non-syndiqués. Les sociologues commentaient la chose en disant que « l’idéologie et les pratiques de l’AFL n’avaient eu aucun effet sur les membres de ce syndicat qui avaient été sondés et ne se distinguaient en rien des non-syndiqués ». En revanche, les syndicats affiliés à la CIO « avaient pris parti contre la discrimination et avaient bien renforcé les politiques syndicales de respect mutuel ». Au sein de l’AFL, l’étude ne relevait que « quelques syndicats connus pour leurs politiques anti-discrimination, comme l’ILGWU et l’Union des chapeliers ». Il faut rappeler, cependant, qu’aucun syndicat du vêtements, qui faisait partie du JLC, surtout l’ILGWU (affilié à l’AFL) et l’ACWA (branche de la CIO) ne faisait partie de l’échantillon. Si les Juifs y dominaient, les membres de ces syndicats avaient des origines variées ; leurs dirigeants, à l’avant-garde de la lutte contre le nazisme et l’antisémitisme, cadres du JLC, avaient commandé l’étude38.

« Les fonctions du masque »

Les sondés faisaient preuve d’un très haut degré de violence verbale et d’un sentiment d’hostilité extrêmement agressif. Les attaques allaient de clichés séculaires sur les Juifs – grégaires, cupides, monopolisant le commerce, « ils sont tous dans les affaires », « ne travaillent pas avec leurs mains », « ils possèdent tout, argent, commerce et essaient de détruire le pays » – à des formes de haine totalitaires : « ils s’enjuivent », « les Juifs récoltent ce qu’ils ont semé » ; « Hitler a fait ce qu’il fallait, et même pas assez, il aurait dû tous les exterminer, ils sont une menace pour la société » ; « du sacré beau travail, on aurait dû les laisser finir, et les Polonais aussi ». Même les plus modérés ne mâchaient pas leurs mots : « Ce qui s’est passé en Allemagne, c’est terrible, mais à Hollywood, ça me plairait bien d’en voir liquidés quelques dizaines ». Un autre sondé désapprouvait une telle « persécution générale » – « Mais il faut les contenir », affirmait-il. À l’évidence, l’inquiétude initiale des sociologues était justifiée par leurs découvertes : la classe ouvrière américaine faisait preuve de préjugés conscients, stéréo-typiques voire exterminateurs envers les Juifs. Et les persécutions en Europe n’avaient pas affaiblit l’antisémitisme – elles les avaient même vraisemblablement aggravés39.

Tout en enregistrant et en relevant verbatim les réponses données aux questions cachées, les sociologues étaient conscients, dans leurs analyses, de la fluidité des attitudes possibles au sein des catégories formées et remarquaient souvent l’ambivalence des sondés. La valeur attribuée à ces réponses doit être interprétée si on veut comprendre à quelle expressions d’antisémitisme elles correspondent chez ces ouvriers. Comme l’expliquait l’introduction, « l’antisémitisme, à notre époque comme dans les temps reculés, apparaît quand les gens qui souffrent échouent à découvrir la véritable cause de leur souffrance. Il survient lorsque des groupes organisés parviennent à manipuler une protestation vague contre les conditions présentes et à la détourner vers un coupable imaginaire qu’on rend responsable de tous les maux40». L’interprétation était plus que jamais nécessaire car, avec un regard en surface sur la société américaine à l’époque de la guerre, disaient les sociologues, « on ne peut détecter aucune raison évidente qui explique l’augmentation frappante de l’antisémitisme au sein des masses ouvrières ». L’économie de la nation était dominée par le plein emploi, le mouvement ouvrier parti prenant des décisions de politique économique, et on ne pouvait pas dire que les restrictions et les sacrifices aient amené une détérioration générale des conditions de vie des travailleurs41». Effectivement, après les années de dépression économique, la production de guerre permettait une situation de plein emploi qui avait donné aux ouvriers de meilleurs conditions de vie qu’ils n’en avaient jamais connues ; les syndicats étaient maintenant présents dans la plupart des industries ; patrons et ouvriers avaient négocié et la liberté syndicale était garantie. Cependant, la production de guerre, comme nous le verrons plus loin, créait beaucoup de tension à la base, si on la compare avec le début de la guerre aux États-Unis et avec les pays européens ravagés par la guerre, les ouvriers américains « n’avaient jamais très bien pris la chose ». L’antisémitisme qu’ils exprimaient était donc une diversion par rapport à d’autres causes de mécontentement42.

Un catalogue des explications possible fut donc proposé. Aucune de ces explications n’était rationnelle, puisque le Juif imaginé par les antisémites est une personnalité mythique. Les sociologues exploraient toutes les pistes d’interprétation. Versés dans l’énumération du paradigme judéo-phobique43, ils essayèrent néanmoins de circonscrire sa nature spécifique au sein de la classe ouvrière américaine. Un des éléments de la spécificité américaine était le degré relativement bas d’antisémitisme parmi les employés, par rapport à celui des ouvriers. Plus quelqu’un était éduqué, moins il était antisémite, remarquaient les sociologues allemands. Ils reconnaissaient là une différence avec l’Allemagne, où « les employés, un bon baromètre du temps politique qu’il fait (…) furent le premier appui des mouvements fascistes ». L’attitude plus libérale de la classe moyenne américaine, notaient-ils, étaient un « signe encourageant pour la démocratie44». Une autre observation concernait l’absence de discours réellement anti-capitaliste dans les remarques antisémites de ces ouvriers. Cela n’empêchait pas l’expression haineuse de préjugés contre la soit-disant « Conspiration internationale des sages de Sion », contre « le pouvoir juif caché qui contrôle les affaires », ou contre les « patrons juifs » en général. Mais les enquêteurs relevaient le caractère vague et rituel de ces accusations qui manquaient de références précises à des employés juifs réels, et n’avaient même pas de discours clairement anti-capitaliste. Les sondés blâmaient la nature exploiteuse et clanique des petits employeurs, le « patron du sweatshop » qui « nous prend le meilleur de nous-mêmes », et la présence manifeste des Juifs dans le petit commerce  : « tous les magasins sont tenus par des Juifs », disaient-ils45.

Une autre spécificité américaine était la division raciale entre blancs et noire qui se reflétait dans l’attitude des ouvriers envers les Juifs. La proportion de sondés qui affirmait qu’ils ne voulaient pas travailler avec des Juifs (29,3%) était comparable à celle qui disait ne pas vouloir travailler avec des noirs (30,3%). Mais dans certains cas, la balance penchait en faveur des travailleurs noirs, parce que, comme l’avançait un interviewé, « après tout, ce n’est pas la faute des noirs s’ils sont noirs noirs, alors que le Juif est un blanc, il n’a pas à être comme ça46! ». Les explications du racisme anti-noirs étaient évidentes au vu des discriminations qui organisaient les relations raciales. La surpopulation urbaine dans les quartiers industriels, alliée à la ségrégation des noirs dans des zones restreintes, faisait augmenter la pénurie générale de logements créée par l’afflux d’ouvriers nouveaux vers les centres industriels. Si ni les interviewés ni les enquêteurs ne le mentionnent, de violence émeutes raciales eurent lieu pendant la guerre, en particulier à Détroit, où beaucoup de nouveaux ouvriers blancs et noirs s’étaient installés après avoir quitté le Sud. « Détroit, c’est de la dynamite, Détroit peut faire sauter Hitler, peut faire sauter les États-Unis », annonçait une une du magazine Life en 1942. En effet, une des pires émeutes raciales du XXème siècle éclata à Détroit en juin 1943. Mettant aux prises des blancs, des noirs et la police, l’explosion de violence et les destructions durèrent trois jours au cours desquels des noirs pillèrent des magasins tenus par des blancs et des blancs envahirent les quartiers noirs47. Des tensions similaires se manifestèrent à Harlem, à Mobile, à Brownsville (Texas), à Los Angeles et Chicago. Ces émeutes étaient généralement provoquées par la pénurie de logement, qui touchait autant les blancs que les noirs. À Détroit, par exemple, la force de travail avait plus que doublé durant la guerre, passant de 400 000 à 867 000 ouvriers48. Mais les conflits étaient suscités aussi, à la base, par l’application des décrets Roosevelt qui bannissaient la ségrégation dans les industries de guerre. À Détroit et dans d’autres villes, les protestations d’ouvriers blancs contre l’intégration des noirs qui étaient auparavant ségrégés dans certains secteurs conduisirent parfois à des grèves49. Les sociologues allemands interprétaient la « menace juive » évoquée dans les interviews comme une manière de négocier le problème plus concret et plus central des relations raciales. « L’antisémitisme détend les ouvriers », expliquaient-ils50. Les réactions d’hostilité contre les noirs étaient contenues par l’organisation du travail et la discipline syndicale de la production de guerre et l’explosion d’hostilité raciale envers les Juifs constituait un transfert de ces tensions économiques et psychologiques. Elles se nourrissaient des préjugés anciens sur le propriétaire juif cupide, l’usurier, le businessman rapace et le parasite non-travailleur. Le rapport remarquait que « tandis que l’ouvrier noir est un concurrent véritable, le Juif dans les affaires est une menace abstraite à laquelle on croit religieusement ». « L’hostilité envers les Juifs, qui n’est en réalité qu’une diversion, offre une voie de sortie à la révolte [des ouvriers blancs] contre le mal réel qui les frappe. Les charges qui pèsent sur les Juifs sont plus importantes que les plaintes réparables contre les noirs ou d’autres groupes minoritaires51».

Les ouvriers noirs faisaient preuve d’un plus haut degré de tolérance et de justice raciale que les ouvriers blancs. Par exemple, 65,9 % des ouvriers noirs interviewés condamnaient radicalement la terreur nazie, tandis que seuls 53,1 % des blancs le faisaient. Et les noirs s’opposaient moins souvent au fait de travailler avec des Juifs (12 % des noirs contre 29,3% de blancs). Quand ils exprimaient des griefs contre les Juifs, les ouvriers noirs évoquaient des cas spécifiques tirés des ghettos. Ils se plaignaient de ce que les Juifs possédaient la grande majorité des appartements et des épiceries dans Harlem ou d’autres ghettos. L’aspect explosif de la situation, disaient les enquêteurs, était que les militants fascistes pouvaient exploiter la frustration sociale des habitants noirs et leur prédisposition à la révolte et exaspérer les sentiments antisémites en faisant des Juifs les agents de la domination blanche. « La propagande antisémite chez les noirs ne peut être combattue tant que l’ouvrier noir ne sera pas intégré à la famille du mouvement ouvrier organisé ». Et ils recommandaient : « l’ouvrier noir doit sentir qu’il n’affronte pas la discrimination seul, isolé, sans protection52».

Une autre source d’hostilité potentielle tenait à l’affirmation que les Juifs n’accomplissaient pas les devoirs patriotiques de la guerre : 40 % des sondés partageaient cette idée53. Plus d’un quart (27 %) accusaient les Juifs de se planquer en cherchant des « métiers tranquilles » dans l’industrie de guerre, l’armée ou les services gouvernementaux : « le Juif dans l’armée n’apparait pas comme un GI ni comme un officier en mission ». Par un « processus de sélection naturelle », il est plus souvent assigné à des métiers d’entraînement, devient interprète, quartier-maître ou comptable. Ainsi, le vieux stéréotype du Juif comme non-travailleur réapparaît sous la forme du Juif comme non-combattant54. Mis à part un tel ressentiment, qui impliquait aussi d’accuser les Juifs pour leurs capacités intellectuelles, d’autres éléments s’ajoutaient à cet arsenal de stéréotypes insultants. Paul Massing déclarait que, pendant la guerre, l’antisémitisme était devenu « un bien de consommation courante ». « Aujourd’hui, le Juif est plus qu’un individu qui inspire de la répulsion, il est un fauteur de guerre », et la guerre est une « guerre juive ». « Des millions de jeunes américains doivent se battre pour la guerre juive », affirmait un interviewé, « et pendant que eux combattent et meurent, le Juif se planque, occupe des métiers tranquilles, fait du marché noir, guettant les immenses profits qu’il pourra tirer de la vente des surplus de guerre, de la fausse monnaie55». « Le Juif présente une image non-héroïque ». La critique était plus virulente lorsque certains affirmaient qu’un grand nombre de Juifs s’embauchaient dans les aciéries de guerre pour obtenir un sursis qui leur permettait d’éviter la conscription, et leur permettrait de « retourner vendre des voitures, ou de tenir leurs propres cabinets juridiques, après la guerre56». À l’évidence, leur présence inhabituelle dans les aciéries créait des tensions avec les autres travailleurs qui étaient traditionnellement embauchés dans ce secteur (les Polonais, les Italiens, les Croates). Les sociologues ajoutaient que certains ouvriers interrogés devenaient furieux, menaçants, « on attend juste que nos gars reviennent, ils vont s’occuper de ces Juifs57».

Si l’étude établissait un lien de corrélation entre degré d’antisémitisme et appartenance religieuse, les résultats étaient peu concluants et contradictoires. Par exemple, 20,2% des catholiques développaient des idées fascistes, contre 15,1 % des protestants. Mais plus d’ouvriers catholiques désapprouvaient la terreur nazie (21,6%) que d’ouvriers protestants (16,8%). Les résultats sur l’origine ethnique n’étaient pas cohérents non plus, et conduisirent les enquêteurs à regrouper l’origine ethnique en deux groupe, les nations alliées (Anglais, Mexicains, Polonais, Tchèques, Scandinaves, Français) d’un côté, les pays de l’Axe de l’autre (Italiens, Allemands, Autrichiens, Hongrois), pour délimiter les profils de groupes d’opinions pro ou anti-fascistes58. Le degré d’américanisation et d’éducation était le facteur le plus fort d’opposition au nazisme. Le groupe des plus anciens immigrés, les moins antisémites. Les immigrés de la deuxième ou troisième génération étaient moins proches des idées fascistes (19 et 13 % respectivement) que ceux de la première génération, nés à l’étranger (23,5%). Cela suggérait que plus son entrée dans la classe ouvrière américaine était récente, plus une personne tendait à exprimer son insécurité sous la forme de sentiment anti-Juifs59.

Dirigeants syndicaux

Une partie spécifique de l’enquête était consacrée à une discussion ouverte avec les dirigeants syndicaux60. Leurs réponses témoignaient en général d’attitudes claires et plus nuancées que celles des ouvriers de la base. Certains suggéraient que les problèmes qui affectaient les relations avec les Juifs avaient peut-être à voir avec des facteurs exogènes plutôt qu’avec des facteurs inhérents à la classe ouvrière elle-même. En d’autres termes, ces problèmes devaient être liés à l’antagonisme de classe (le bourgeois juif, banquier ou homme d’affaires). D’autres remarquaient à propos que les conversations guidées telles qu’elles étaient menées sur les Juifs et l’antisémitisme réifiaient un sentiment plus indéfini et d’une certaine manière provoquaient l’expression du préjugé. « N’exagérez pas [la signification de ces éclats verbaux] », remarquait un dirigeant du CIO. « Peut-être que vous m’entendrez dire que tout bon catholique est un catholique mort si je parle de ces paysans polonais à qui leur prêtres ont dit que les Juifs étaient une race diabolique61». L’éditeur d’un journal ouvrier yiddish insistait aussi sur le fait que les conflits prenaient une dimension fantasmagorique parce qu’ils n’étaient pas réels. D’autres trouvaient que l’enquête en tant que telle était dangereuse : « On ne veut pas augmenter les problèmes ». Ceci était le cas en particulier des syndicats dirigés par les communistes. Les interviewés constataient que la situation était quasi-explosive dans leurs rangs : « Les membres de ces syndicats sont moins communistes que fascistes vu leur état d’esprit, et en fait de violentes éruptions d’antisémitisme pourraient être causées par le simple fait de soulever la question ». « Réduire autoritairement au silence les ouvriers » ne résoudrait pas le problème ; « l’atmosphère est saturé d’antisémitisme », affirmaient les enquêteurs62.

Au-delà des mots et des stéréotype

Avec le privilège que donne le recul, on aurait tendance à être d’accord avec les dirigeants syndicaux sur le fait que le questionnaire sur l’antisémitisme tendait à réifier sous formes d’attaques verbales un sentiment qui était plus volatile et éphémère que réellement antisémite. En désignant « le Juif », on peut se demander si les questions ne tendaient pas à séparer ce groupe des autres, et à donner prise à des réponses anti-juives. Ou les sociologues allemands, et leurs soutiens du JLC ne projetaient-ils pas des peurs et des angoisses qui se rapportaient plus aux événements européens qu’au contexte américain ? Leurs pires peurs ne se confirmèrent pas. Aucune « explosion sévère » contre la communauté juive n’eut lieu après la guerre aux États-Unis. L’historien Ronald Bayor indique que des actes de vandalisme contre des synagogues ou des magasins tenus par des Juifs furent commis dans les quartiers où le Front chrétien du Père Coughlin opérait mais rien à une échelle large, locale, régionale et encore moins nationale63. De telles attaques, de plus, étaient peu de choses en comparaison de l’internement ordonné par le gouvernement de toute personne d’origine japonaise pendant toute la durée de la guerre (de 1942 à 4564).

Les intellectuels allemands eussent-ils mieux connu les précédents dans les relations raciales et ethniques aux États-Unis, qu’ils auraient attribué une moins grande objectivité aux réponses des questionnaires concernant les Juifs. Avant les Japonais, les Chinois avaient été l’objet d’un très fort préjugé racial, en particulier au sein de la classe ouvrière américaine, qui mena à des lois d’exclusion qui empêchèrent tout immigration chinoise entre 1882 et 1943. Pendant la période de l’immigration de masse, tout nouveau groupe d’immigrants était en but à des sentiments d’hostilité, à commencer par les Irlandais au XIXème siècle. Cette continuité est éclairante, donc, et la photographie de ces sentiments antisémites pendant la seconde guerre mondiale se révèle n’être qu’une expression de plus du rejet classique et rituel de « l’autre ».

Cependant, les sociologues allemands n’étaient pas les seuls à montrer le niveau très fort d’antisémitisme aux États-Unis. Plusieurs sondages menées pendant la guerre sur un échantillon de la population américaine plus large donnaient à peu près les mêmes proportions de sentiments antisémites dans le pays et dans la classe ouvrière que l’étude de l’École de Francfort. Entre 5 et 10% de la population en 1944 exprimaient des « sentiments antisémites virulents ». Plus d’un tiers des sondés et parfois la moitié répondait « oui » à la question « Pensez-vous que les Juifs ont trop de pouvoir aux États-Unis ? » Le sentiment anti-juif avait augmenté pendant la guerre : de 43 % en avril 1940, il atteignait 56 % des sondés en mai 1944 et 58 % en juin 1945, pour redescendre légèrement en 1946 (55%). Des épidémies d’action antisémites survinrent à plusieurs endroits du pays, en particulier dans le Nord-Est65. Bien avant de commander le rapport à l’Institut de recherche sociale, le JLC avait comme tâche de combattre l’antisémitisme dans la classe ouvrière américaine. Il publiait des matériaux pédagogiques dans des organes ouvriers, en différentes langues et organisait des conférences régionales et dans des villes, des séminaires en collaboration avec les responsables de l’AFL et du CIO, développant des programmes communautaires et ouvriers contre l’intolérance raciale dans plusieurs villes industrielles importantes66. En 1945 et en 1946, le JLC engagea plusieurs travailleurs sociaux pour combattre l’intolérance, en partenariat avec les responsables syndicaux. Ses dirigeants, qui croyaient que « l’insécurité apporte la haine », travaillaient à des programmes qui assureraient le plein emploi, l’éducation de la base67.

L’explosion d’antisémitisme est très paradoxale venant d’ouvriers qui produisaient des armes pour gagner une guerre qui s’opposait à la volonté du IIIème Reich de détruire complètement le judaïsme européen. Cependant, comme David Wyman l’a montré, en 1944, sauver des vies juives, n’était pas une priorité pour l’État-major américain68. Ainsi, pour les ouvriers sur le front intérieur, cette cause était masquée par les contingences locales. On peut suggérer, en guise d’explication, que la tension au sein des industries de guerre (celles sur lesquelles se concentrait l’étude, qui créait un fort niveau de frustration et de colère, était transférée de manière irrationnelle vers de l’antisémitisme quand on demandait aux ouvriers quelles étaient leurs relations avec les Juifs en général. Les exigences du cahier des charges pesant sur les ouvriers de la défense créait un fort sentiment refoulé sur les lieux de travail : les salaires furent gelés pendant toute la durée de la guerre et les syndicats, au nom de leur engagement patriotique, avaient promis qu’il n’y aurait pas de grève. Cependant, en dépit de cette promesses, 4956 grèves furent enregistrées en 1944, impliquant 7% de la force de travail au total. Ces grèves sauvages témoignaient d’une colère contre les indignités quotidiennes, les cadences, les standards productifs, les mauvais traitements de la part des contremaîtres, l’échelle des salaires arbitraire, les tâches à accomplir, les actions disciplinaires, et les mauvaises conditions d’hygiène, de sécurité, l’absence de bien-être. Et, hors des usines, la pénurie de logement, alimentée par la ségrégation, augmentait le mécontentement69. La violence verbale, cependant était une forme de défouloir contre les frustrations dues au changement de lieu de travail, à la dureté du travail, aux inégalités, au sein d’une force de travail pressurisée par les exigences de la production de guerre.

Comme l’avait prédit les sociologues de l’École de Francfort, une explosion sociale eut bien lieu dans l’immédiat après-guerre. Mais pas celle qu’ils avaient imaginée. L’énorme vague de grèves qui traversa toutes les industries clés à l’hiver 1945-1946 libéra les attentes refoulées des années de guerre. En janvier 1946, 750 00 ouvriers des aciéries étaient en grève, avec 200 000 ouvriers de l’électricité, 150 000 ouvriers des conserveries et 200 000 ouvriers chez General Motors qui arrêtèrent le travail pendant 113 jours. Tous étaient en grève pour des augmentations de salaire, après le gel des années de guerre et la fin des heures supplémentaires qui compensait ce gel. Réfréné pendant la guerre, le désir de gagner du pouvoir de ces branches récentes du CIO se libérait soudain. Profitant de la situation créée par la guerre, les ouvriers et les syndicats demandaient le plein emploi, des augmentations de salaire et plus de contrôle démocratique des lieux de travail. La grande confrontation qui eut lieu avait une base de classe, c’était une lutte entre patrons et ouvriers, à la fois offensive et défensive. Elle correspondait aux prédictions des sociologues qui avaient vu la dynamite que recelait l’esprit des ouvriers, dans la mesure où celle-ci libérait la colère, la frustration et révélait la détermination à combattre pour un monde d’après-guerre plus égalitaire. Mais les ouvriers étaient loin d’être manipulés par ce conflit. Et l’antisémitisme n’y avait aucune place – il n’en aurait pas non plus dans les années qui suivraient la guerre, celle du boom économique provoqué par les lois de guerre et le plan Marshall70.

Quelle valeur les sociologues allemands attribuaient-ils finalement à leur étude sur « l’antisémitisme au sein de la classe ouvrière américaine » ? D’un côté, le rapport montrait la réalité de l’antisémitisme au sein de la classe américaine pendant la guerre, en particulier dans les industries de guerre. Tout l’éventail des préjugés judéo-phobiques étaient présents, classiques et contemporains, et l’expression de ce sentiment témoignait d’une intolérance envers les Juifs qui dépassait les schémas habituels du nativisme américain. L’irrationalité spécifique du sentiment anti-juif les définissait. Le rapport révélait l’absence de sur-moi idéologique de la part de ces ouvriers qui faisaient étalage de leurs sentiments contre leurs collègues juifs, autant que contre les propriétaires juifs, les épiciers, et ce qu’ils considéraient comme le monde juif des affaires. Le rapport montrait de manière significative que la guerre contre l’Allemagne nazie n’avait pas éradiqué l’antisémitisme aux États-Unis.

D’un autre côté, à cause de l’irrationalité même du préjugé anti-juif, les sociologues cherchaient à expliquer ce qu’il remplaçait. « C’est une conception révolutionnaire pervertie », proposait Léo Lowenthal, dans une phraséologie marxiste, « une forme inconsciente de critique sociale ». Il devançait Jean-Paul Sartre qui, en 1954, décrivait aussi l’antisémitisme comme une « représentation bourgeoise de la lutte de classe71». Ces mots de Lowenthal reflétaient la désillusion continue de la théorie critique envers les qualités rédemptrices de la classe ouvrière. L’horreur des crimes nazis perpétrés contre les Juifs n’avait pas détaché la majeure partie de la classe ouvrière américaine de ses préjugés fondamentaux – du moins, verbalement.

Un tournant important eut lieu dans la Théorie critique à la fin de la guerre. L’hésitation de l’École de Francfort à publier le rapport révèle aussi la réorientation de ses analyses. Le temps passant, les retards de la publication en rendait le sens de moins en moins pertinent72. De plus, tandis qu’auparavant le problème de l’antisémitisme était analysé dans le cadre d’une analyse de classe, (une « notion révolutionnaire pervertie »), une approche plus générale, culturelle, psychologique et anthropologique orientait désormais le choix des objets d’étude et les résultats obtenus. Au cours du « Projet de recherche sur l’antisémitisme » (dont l’étude sur la classe ouvrière américaine était la première étape), et avec la découverte complète des camps de la mort nazie, Horkheimer et Adorno, comme le dit Rolf Wiggershaus, « passèrent d’une théorie de l’absence de révolution à une théorie de l’absence de civilisation73». Abandonnant leur focalisation sur le mouvement ouvrier (américain ou d’ailleurs), dont ils déploraient le manque de conscience de classe, ils interprétaient l’antisémitisme comme un comportement rituel qui faisait partie des sociétés totalitaires. Le champ d’investigation s’était maintenant élargi jusqu’à comprendre le rôle des préjugés dans la formation de la psychologie de masse. À la fin des années quarante, la série d’études Sur la personnalité autoritaire confirmait et prolongeait ce qui avait été commencé en 1944 avec le rapport sur la classe ouvrière américaine. Selon différentes méthodes de classification, ces études entendaient analyser la structure psychologique de la « personnalité autoritaire » potentiellement antisémite ou fasciste. Quand ces volumes commencèrent à paraître, en 1949, cependant, le fascisme et le nazisme avaient été défait et les Juifs n’étaient plus des parias. Comme l’a noté John Higham, l’antisémitisme n’était plus la matrice des préjugés collectifs74.

Avec le début de la guerre froide, c’était plutôt, le « Communiste », supposé ou réel, qui était devenu la figure repoussoir de la politique américaine et de la culture dominante. Les auteurs du rapport sur « l’antisémitisme dans la classe ouvrière » avaient ainsi reconnu la force du préjugé dans les mentalités américaines, quel que soit son objet, analyse à laquelle le contexte anti-communiste donnait une nouvelle validité.

Aujourd’hui, les historiens doivent lire cet épisode comme un chapitre paradigmatique de l’histoire des préjugés ethniques, raciaux et politiques – qui non seulement divisait les membres de la classe ouvrière, mais empêchait la formation d’une pensée politique claire en son sein. En ce sens, il indique que la classe ouvrière négligeait, consciemment ou inconsciemment, voire rejetait les problèmes causés par la terreur nazie contre les Juifs. Mais aussi que le pays avait accepté la politique d’immigration malthusienne imposée par le Congrès dans les années trente et que la réponse tardive de l’État-major à l’extermination juive avait des racines profondes au sein de la classe ouvrière américaine, qui était au cœur du secteur de l’industrie de guerre. En d’autres mots, cette étude est un élément supplémentaire en faveur de la thèse de l’ambivalence fondamentale des États-Unis sur le problème du judaïsme européen pendant la Seconde guerre mondiale. En particulier, il permet de mesurer une des « barrières immenses au développement d’une initiative américaine pour sauver les Juifs européens75», qu’ont décrites David Wyman et d’autres historiens76.

Paru initialement dans Labor History, vol. 52 en 2011.


1 L’antisémitisme dans la classe ouvrière américaine, rapport issu d’un projet de recherche de l’Institut de recherche sociale à la Columbia University, 4 volumes, 1400 pages tapuscrites, 1944-1945. Ces pages ont été conservées dans les archives du Jewish Labor Committee, Dossier de l’époque de l’Holocauste (plus loin, JLC Records), microfilms 161-164, Robert Wagner Labor Archive Center, New York University, Bobst Library, New York. Les archives Horkheimer à Francfort détiennent aussi une copie de ce rapport. Toutes les références à L’antisémitisme dans la classe ouvrière américaine dans cet article sont tirées du JLC Records et seront citées ASAL, suivi du volume, de la bobine (reel) et du numéro de page.

2 Theodor Adorno ne gagna les États-Unis qu’en 1938. Parmi ses proches collaborateurs, on comptait Herbert Marcuse, Eric Fromm (jusqu’en 1939), Felix Weil, Franz Neumann, Friedrich Pollock, Leo Lowenthal, A.R. Gurland, et Paul Massing (ce dernier était le seul non-Juif dans le cercle des proches de l’Institut).

3 Martin Jay, L’Imagination dialectique, l’Ecole de Francfort : 1923-1950, Payot, 1989, ch. 7 ; Id., Permanent Exiles : Essays on the Intellectual Migration from Germany to America, New York, Columbia University Press, 1985, p. 90-9 ; Rolf Wiggershaus, The Frankfurt School, its History, Theories and Political Significance, Cambridge, MA, MIT Press, 1994, p.  367–8.

4 Cette expression représente bien les historiens qui ont accusé le Congrès américain, l’administration Roosevelt, et la société civile américaine d’avoir échoué dans le sauvetage des Juifs européens les plus menacés. Entre autres, Arthur Morse, Arthur Morse, Pendant que six millions de Juifs mouraient, Robert Laffont, 1969 ;Henry Feingold, Politics of Rescue, The Roosevelt Administration and the Holocaust, 1938–45, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 1970; Friedman, No Haven for the Oppressed, United States Policy toward Jewish Refugees, 1938–1945, Detroit, Wayne State University Press, 1973; David Wyman, Paper Walls, America and the Refugee Crisis, 1938–1941. New York, Pantheon Books, [1968] 1985, Id., Abandonment of the Jews, America and the Holocaust, 1941–1945, New York, New Press, [1984] 1998 ;RichardBreitman et Alan M. Kraut, American Refugee Policy, 1933–1945, Bloomington, Indiana University Press, 1987.

5 Sur cette question, voir Marcus Roediger, Le Salaire du blanc, la formation de la classe ouvrière américaine et la question raciale, Syllepse, 2018 ; Eric Arnesen, « Whiteness and the Historian’s Imagination », International Labor and Working Class History n° 60 (automne 2001), p. 3–32.

6 Melech Epstein, Jewish Labor in the USA, 1914–1952, New York, Trade Union Sponsoring Committee, 1953 ; sur l’ACWA, voir Steven Fraser, Labor Will Rule : Sidney Hillman and the Rise of American Labor, New York, Macmillan, 1991 ; sur l’ILGWU, Robert Parmet, Master of Seventh Avenue, David Dubinsky and the American Labor Movement, New York University Press, 2005. L’ ILGWU et l’ACWA comptaient à eux deux 500 000 membres. À la fin des années 1940, les ouvriers juifs ne dominaient plus ce secteur.

7 B.C. Vladeck fonda le JLC et en fut le premier président. Après sa mort inattendue en 1938, Adolph Held lui succéda ; David Dubinsky, président de l’ILGWU et trésorier du JLC ; Joseph Schlossberg, secrétaire général de l’ACWA ; et Nathan Chanin, directeur éducatif du Cercle des travailleurs et membre fondateur du Jewish Socialist Verband.

8 Le Bund (Union général des ouvriers juifs de Pologne et de Russie) était à la fois un syndicat et un parti socialiste.

9 B.C. Vladeck annonçant les missions du JLC au Congrès de la Fédération américaine du travail en 1934.

10 Enzo Traverso, Les Marxistes et la question juive, La Brèche, 1990.

11 Parmi ceux qui s’enfuirent de France avec l’aide du JLC, on comptait notamment Friedrich Adler, secrétaire général du Labor and Socialist International ; Julius Deutsch, à la tête de la rébellion du Schutzbund à Vienne ; Georg Stolz, secrétaire de la Fédération syndicale internationale ; Friedrich Stampfer, ancien éditeur du Vorwärts à Berlin ; Alberto Cianca, éditeur de Giustizia e Liberta` à Paris ; et Rafael Abramovitch, à la tête du Parti russe social-démocrate en exil ; de Lithuanie, Noah Portnoy, président du Comité central du Bund polonais et de beaucoup d’autres bundistes. En 1942, le JLC affirmait avec sauvé quelques 800 socialistes européens et réfugiés du mouvement ouvrier, voir Catherine Collomp, Résister au nazisme. Le Jewish Labor Committee, New York, 1934-1945, Paris, CNRS Editions, 2016.

12 Message de Albert Einstein à l’ouverture de l’exposition, « Martyrs et Héros des Ghettos », 19 April 1945, Lebowitz et Malmgreen, Archives du Jewish Labor Committee, 323.

13 Donald Strong, Organized Anti-Semitism in America : The Rise of Group Prejudice during the Decade 1930–40, Westport, CT: Greenwood Press, [1941] 1979 ; Sander Diamond, Nazi Propaganda in the United States, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1974 ; Alan Brinkley, Voices of Protest, Huey Long, Father Coughlin and the Great Depression, New York, Random, 1983, p. 269-83 ; Jeffrey S. Gurock (dir.), American Jewish History, Vol 6 : Anti-Semitism in America, New York, Routledge, 1998.

14 Parmi les historiens qui ont accusé le Congrès, l’administration Roosevelt et la société civile américaine de ne pas avoir sauvé la population juive menacée en Europe, voir Arthur Morse, Pendant que six millions de Juifs mouraient, Robert Laffont, 1969 ; Henry Feingold, The Politics of Rescue : The Roosevelt Administration and the Holocaust, 1938–45, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 1970 ; Saul Friedman, No Haven for the Oppressed: United States Policy toward Jewish Refugees, 1938–1945, Detroit, Wayne State University Press, 1973 ; David Wyman, L’Abandon des Juifs. Les Américains et la solution finale, éd. Flammarion, 1987, Id., Paper Walls : America and the Refugee Crisis, 1938–1941, New York, Pantheon Books, [1968] 1985 ; Richard Breitman,, et Alan M. Kraut, American Refugee Policy, 1933–1945, Bloomington, Indiana University Press, 1987.

15 L’étude fut réalisée entre l’été et l’automne 1944, c’est-à-dire avec que l’armée américaine ne libère les camps de la mort en janvier 1945. Le nombre de victimes n’était alors pas connu avec précision.

16 ASAL, vol. I, reel 161, p. 11.

17 Leo Lowenthal, JLC Records, reel 20, box 9, folder 13, p. 14.

18 Sur l’histoire du concept de « théorie critique », voir Laurent Jeanpierre,. « Invention et réinventions transatlantiques de la ‘‘Critical Theory’’ », L’Homme, 187–188 (July–December 2008), 247–70 ; Martin Jay, L’Imagination dialectique, l’Ecole de Francfort : 1923-1950, Payot, 1989 ; Rolf Wiggershaus, L’École de Francfort, PUF, 1993, chapitres 1 et 2 ; Anson Rabinbach, In the Shadow of Catastrophe: German Intellectuals between Apocalypse and Enlightenment, Berkeley, University of California Press, 1997.18.

19 Laurent Jeanpierre, « Invention et réinventions », art.cit.

20 Max Horkheimer et Theodor Adorno, La Dialectique de la Raison, Gallimard, 1974, p. 13. Un tapuscrit de l’ouvrage circulait en 1944 au sein de l’Institut.

21 Max Horkheimer et Theodor Adorno, La Dialectique de la Raison, op.cit., p. 177-215. Selon Rabinbach, le chapitre est d’Adorno avec la collaboration de Léo Lowenthal. (Anson Rabinbach, In the Shadow of Catastrophe, op.cit., p. 167).

22 Rolf Wiggershaus, L’École de Francfort, op.cit. ; Anson Rabinbach, In the Shadow of Catastrophe, op.cit.

23 Theodor Adorno (dir.), Études sur la personnalité autoritaire, Allia, 2007.

24 Martin Jay, L’Imagination dialectique, l’Ecole de Francfort : 1923-1950, op.cit. ; Id., Permanent Exiles: Essays on the Intellectual Migration from Germany to America, New York, Columbia University Press, 1985.

25 Selon Friedrich Pollock, directeur associé de l’Institut pendant plusieurs années, nés dans une classe de bourgeois juifs, hommes d’affaires ou professions libérales, ces intellectuels n’avaient pas connu l’antisémitisme. « Nous tous, dit-il, jusqu’à quelques années avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir n’avions pas de sentiment d’insécurité quand à nos origines », Martin Jay, Permanent Exiles: Essays on the Intellectual Migration from Germany to America, op.cit., p. 83.

26 ASAL, vol. 1, reel 161, p. 13.

27 Leo Lowenthal (1901–93), spécialiste de sociologie de la littérature ; Paul Massing (1902–79), historian of socialism; Friedrich Pollock (1894–1970), économiste, et assistant d’Horkheimer à la tête de l’Institut ; A.R.L. Gurland (1904–?), spécialiste de sciences politique.

28 Parties I et II de l’étude, « Incidence de l’antisémitisme sur les ouvriers » et « La vision qu’ont des Juifs les ouvriers américains » furent préparées par Gurland ; la partie III, « Guerre, fascisme et propagande » et VI, «  Conclusions de l’étude » par Massing ; la partie IV, « Tableau du préjugé » par Lowenthal ; et la partie V, « Opinions et réactions des dirigeants syndicaux » par Pollock ; ASAL, « Preface », vol. I, reel 161, p. 4.

29 L’Institut et le JLC partagèrent finalement les coûts, au total 22 463 $. Frederick Pollock à Adolph Held, 8 January 1946 ; Held to Pollock, 7 May 1946. JLC Records, reel 20, box 9, folder 13.

30 ASAL, vol. 1, reel 161, p. 4.

31 ASAL, vol. 1, reel 161, p. 177; Lowenthal, JLC Records, reel 20, box 9, folder 13, p. 24.

32 Sur 566 interviewés, 68% étaient des ouvriers manuels, 6% des contremaîtres, 9% d’employés, 6.7% des commerçants, and 8% à leur compte. Les industries étudiées comprenait le fer et l’acier, la mécanique, l’automobile et l’aviation, les produits chimiques et pétro-chimiques, les industries de caoutchouc, l’électricité, les transports publics, le bâtiment, l’exploitation et le travail du bois, le textile, l’habillement, les services. La majorité des interviewés travaillait dans les industries de guerre ; ils étaient particulièrement affectés par les changements provoqués par la guerre, et l’afflux de nouveaux ouvriers. ASAL, reel 161, vol. 1; « Scope of Study », 30–68.

33 Il y a une description de la métholdologie dans ASAL, vol. IV, reel 164, pp. 1254–1322. Voir aussi Lowenthal, in JLC Records, reel 20, box 9, folder 13, p. 13.

34 ASAL, vol. IV, reel 164, pp. 1254–63, « Methodology ».

35 ASAL, vol. IV, « Guide for conversation », reel 164, pp. 1259–64.

36 ASAL, vol. I, reel 161, pp. 173–4.

37 ASAL, vol. I, reel 161, p. 179, 181, 184 : « hostilité extrême envers les Juifs : hommes 12.9%, femmes 4.1% ; « amicaux envers les Juifs : hommes 18.1%, femmes, 20.1%.

38ASAL, vol. III, p. 879.

39 ASAL, vol. I, « Introducing some neighbors », reel 161, pp. 69–158.

40 Ibidem, « Introduction », p. 8.

41 Ibidem, « Texture of prejudice », p. 12.

42 Robert Zieger, The CIO, 1935–1955, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1995, p. 141 ; Nelson Lichtenstein, Labor’s War at Home, The CIO in World War II, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 110.

43 Leo Lowenthal en particulier – qui, parmi les collaborateurs de l’Institut, était le plus proche du judaïsme – explora la persistance des formes économiques, mentales, émotionnelles et physiques traditionnelles du préjugé qui faisaient des Juifs des « parasites », des « non-travailleurs », « vivant de fraudes », « non-fiables », pratiquant « l’idôlatrie en guise d’éducation », « sales », etc. ASAL, vol. III, reel 163, pp. 909–1051. La partie de Lowenthal fut finalement publiée dans ses False Prophets: Studies on Authoritarianism, New Brunswick, NJ, Transaction Books, 1987, p. 193–253.

44 Un total de 28% d’employéss, opposés aux 62% d’ouvriers affirmaient que les « Juifs ne participaient pas à l’effort de guerre », ASAL, vol. III, reel 163, p. 772–6.

45 Ibid., vol. II, reel 162, pp. 232–336.

46 Ibid., p. 516.

47 Au total, 34 personnes furent tuées pendant l’émeute, dont 25 noirs ; 675 furent blessés et 1893 arrêtées avant l’arrivée des troupes fédérales. Thomas Sugrue, The Origins of the Urban Crisis : Race and Inequality in Postwar Detroit, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1996, p. 29.

48 Robert Zieger, The CIO, 1935–1955, op.cit., p. 149.

49 Sur les tensions entre blancs et noirs dans les ouvriers de l’industrie pendant et après la guerre, voir, Gunnar Myrdal, American Dilemma, New York, Harper and Brothers, 1944 ; Harvard Sitkoff, « Racial Militance and Inter-Racial Violence in the Second World War », Journal of American History 58 (December 1971), p. 661–81 ; Thomas Sugrue, The Origins of the Urban Crisis :Race and Inequality in Postwar Detroit, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1996 ; Lichenstein, Labor’s War at Home, op.cit., p. 125. Le Comité de l’embauche juste (Fair Employment Practice Committee) de Roosevelt qui bannissait la ségrégation avait été introduit en réponse à la menace du dirigeant ouvrier noir A. Philip Randolph d’une marche massive d’ouvriers noirs sur Washington s’ils n’étaient pas autorisés à entrer dans les industries de guerre. Dans la mesure où les noirs défendaient aussi leurs propres intérêts dans la guerre contre l’idéologie nazie de la race aryenne, leur sort était lié à celui des Juifs dans le combat pour la justice raciale. Les interviewés blancs, en revanche, ne percevaient pas ce lien.

50 ASAL, vol. II, reel 162, « The Jew and the Negro », p. 477–551, esp. p. 510.

51 Ibidem, p. 501.

52 Ibidem, p. 551. La propagande antisémite, antidémocratique fit son entrée dans la communauté noire via les nationalistes noirs, les pro-nazis blancs et les membres du Ku Klux Klan, voir Dominic Capeci,« Black–Jewish Relations in Wartime Detroit : The Marsh, Loving, Wolf Surveys and the Race Riot of 1943 », Jewish Social Studies, 47 (été-aut.1985), p. 221–42.

53 ASAL, vol. III, reel 163, pp. 620–704.

54 Cette vision est corrélée à l’image antisémite répandue du Juif comme sortant du « type normal de masculinité », voir George Mosse, The Image of Man :The Creation of Masculinity. New York, Oxford, University Press, 1996, p. 56–77. Sur les stéréotypes du Juif comme déserteur, voir Deborah Dash Moore, GI Jews : How World War II Changed a Generation, Cambridge, MA, Belknap Press, 2004.

55 ASAL, vol. III, reel 163, pp. 675–89. Le Juif fauteur de guerre était un des thèmes développés par le Comité isolationniste L’Amérique d’abord (America First) qui s’opposait à l’entrée en guerre des États-Unis. Rendre les Juifs responsables de la guerre était un des leitmotivs de Goebbels ; voir Saul Friedländer, Nazi Germany and the Jews: The Years of Extermination, New York, Harper, 2007.

56 ASAL, vol. IV, reel 164, p. 1106.

57 Commentant de telles réponses, Paul Massing disait « qu’ils oubliaient que les soldats font une expérience actuellement qui n’a rien à voir avec la leur et qui pourra conduire à des réactions différentes », ASAL, vol. III, reel 163, p. 656–7.

58 Ainsi, 54.2% des ouvriers originaires des nations alliées « s’opposaient à la terreur nazie » et 49.1 % de ceux originaires des pays de l’Axe, ASAL, vol. III, reel 163, p. 767.

59 Ibidem, p. 750–78.

60 ASAL, vol. IV, reel 164, « Opinions and Reactions of Union Officers », p. 1066–1252. 230 étaient interviewés, mais les conversations ne furent pas enregistrées – les questions furent posées de manière ouverte pour enregistrer une éventuelle participation des dirigeants à des pratiques de contre-propagande.

61 Ibidem, p. 1145.

62 Ibidem, p. 1155.

63 Ronald Bayor, « Klans, Coughlinites and Aryan Nations : Patterns of American Anti-Semitism in the XXth Century », In American Jewish History.,Vol 6: Anti-Semitism in America, ed. Jeffrey S Gurock, 579–94. New York: Routledge, 1998.

64 En février 1942, Roosevelt ordonna, par décret que 9066 personnes japonaises ou d’origine japonaise (quelques 120 000 personnes) soit déportées sur la côte Pacifique et internées dans des baraques de fortune sous la surveillance de la War Relocation Authority.

65 David Wyman, L’Abandon des Juifs. Les Américains et la solution finale, op.cit. ;Leonard Dinnerstein, « Anti-Semitism Exposed and Attacked, 1945–1950 » In American Jewish History. Vol 6: Anti-Semitism in America, ed. Jeffrey and S Gurock, 563–78, New York, Routledge, 1998 ; voir aussi Samuel H. Flowerman, et Jahoda Marie, « Polls on Anti-Semitism », Commentary 1, April 1946. Philip Roth a basé son roman Le Complot contre l’Amérique sur sa connaissance de tels sondages d’opinions. Dans cette œuvre de fiction, l’auteur imagine que le candidat antisémite et pro-Hitler Charles Lindbergh gagne les élections présidentielles en 1940.

66 Par exemple, en 1942, le JLC dépensa 63 405 $ en travail de protection civique contre la haine raciale et l’antisémitisme aux États-Unis, « Jewish Labor Committee in Action », 1942, JLC Records, reel 2, box 1, folder 17; and 1945, box 1, folder 19.

67 Voice of the Unconquered (organe du JLC), August-September 1945, p. 11; ibidem, January–February 1946, p. 1. JLC Records, reel 159.

68 David Wyman, L’Abandon des Juifs. Les Américains et la solution finale, op.cit.

69Robert Zieger, The CIO, 1935–1955, op.cit., p.  150-6 ; Lichtenstein, Labor’s War at Home, op.cit., ch. 9 et 10.

70 Robert Zieger, The CIO, 1935–1955, op.cit., p.  212-27;;Lichtenstein, Labor’s War at Home, op.cit., p. 203-32 ; Donna Kesselman, « Le syndicat des travailleurs de l’automobile et l’Etat Américain », thèse non publiée, Université Paris VIII, 1996.

71 ASAL, vol. III, reel 163, p. 909. Selon Jean Paul Sartre, cependant, l’antisémitisme émanait de la petite-bourgeoisie plutôt que de la classe ouvrière : « l’Antisémitisme c’est le snobisme du pauvre », « Une représentation mythique et bourgeoise de la lutte des classes », in Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1954/2001, p. 181.

72 Il était aussi très conflictuel : la classe ouvrière américaine avait, après tout, bien fourni l’effort de guerre. En 1952, cependant, les sociologues reprirent contact avec le JLC qui offrit de publier le rapport dans une version abrégée par Paul Lazarsfeld. Mais Paul Massing refusa cette version abrégée, ce qui mit fin aux recherches. E. Muravchik, 3 December 1952, mémo pour Adolph Held, Charles Zimmerman et Jacob Pat, JLC Records, reel 182, folder 26 ; Martin Jay, L’Imagination dialectique, l’Ecole de Francfort : 1923-1950, op.cit.

73 Rolf Wiggershaus, L’École de Francfort, op.cit

74 En 1975, Higham soutenait que « toute la théorie [des auteurs des Études sur la personnalité autoritaire] s’ancrait dans des événements singuliers, une époque particulière, et que cette époque s’était terminée avant que le livre ne parut […] L’importance exceptionnelle que les chercheurs en sciences sociales de l’après-guerre accordaient à l’antisémitisme convenait aux circonstances européennes plus qu’à la situation américaine », John Higham, (dir.). « Anti-Semitism in American Culture », in Send These to Me : Immigrants in Urban America, 153–74, Baltimore, Johns Hopkins University Press, [1975] 1984.

75 David Wyman, L’Abandon des Juifs. Les Américains et la solution finale, op.cit.

76 Une version abrégée de cet article a été publié en italien comme épreuves du colloque sur l’exil et l’immigration : « La Scuola di Francoforte in esilio: storia di un’inchiesta sull’antisemitismo nella classe operaia americana », Memoria e Ricerca 31 (mai–août 2009), p. 121–41.

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