Je suis né dans une famille juive arabe.
Ma mère est marocaine, a émigré avec sa famille à Paris en 1964. Mon père a grandi à Marseille dans une famille expulsée d’Egypte en 1956. J’ai grandi à Marseille dans une famille juive traditionaliste : casherout, deux vaisselles séparées pour le lait et la viande, mezouzots, kiddoush du vendredi soir, les jeûnes de Kippour et d’Esther, la recherche du hametz la veille de Pessah et les seders, les bougies et les beignets de Hanukka, les crécelles à Pourim, la cabane à Souccoth… mais nous n’étions pas une famille très pieuse ou religieuse pour autant.
Nous n’observions pas les interdits de Shabbat, mon père travaillait le samedi, et la pratique était assez détendue. Dans mon souvenir, le but de tout cela était plus de partager la dafina1 du samedi, que de bénir le motsi2. De chanter plutôt que de prier, de raviver mythes juifs et souvenirs du mellah3, plutôt que d’adorer Ashem (Dieu).
J’ai réalisé ce que juif voulait dire pendant mes années d’écoles élémentaire, après avoir vécu plusieurs agressions racistes : remarques lors de mes absences durant les fêtes religieuses juives, humiliation parce qu’ignorant des us et coutumes chrétiens comme Noël, moqueries dans les vestiaires de sport et déshabillage en publique pour montrer « comment c’est un zizi de Juif » jusqu’au passage à tabac occasionnel.
Je ne mangeais pas de viande à la cantine, les cantinières – les tatas comme on dit à Marseille – tenaient à le préciser tout haut, ce qui entraînait moqueries et questions relevant de la curiosité face à l’exotique « Tiens, il mange pas de lardons lui? ». Ou d’une franche hostilité, « Ici, on est en France, on mange du jambon » reprise en choeur par les camarades de classe lors de quasiment tous les repas.
À la maison, nos parents nous racontaient des bribes de la vie des Juifs du Maroc et d’Égypte. Ces récits, de la part de mon père et de ma mère, comportaient de nombreux paradoxes, beaucoup d’inconnues et aussi des points communs. Mes parents parlaient de « là-bas » comme d’un paradis perdu où Juifs et musulmans vivaient en paix. Quand je leur demandais alors pourquoi leurs parents avaient décidé de partir, la réponse était en substance, « parce que les Arabes sont les ennemis des Juifs depuis toujours, c’est comme ça ». À l’école religieuse et dans les mouvements de jeunesse juive, nombre de préjugés et de blagues racistes anti-arabes circulaient. « Ne fais jamais confiance à un goy, encore moins à un arabe », « les Arabes sont des voleurs », « si on est en France aujourd’hui c’est à cause des Arabes qui nous ont chassé» ont bercé mon enfance. Cette idée de l’Arabe ennemi des Juifs était véhiculée par mes professeurs, mes camarades de classe, les fréquentations de mes parents etc.
Pourtant, un paquet de mots et de petites phrases en langue arabe faisaient partie de notre vocabulaire. « Tay’ich ! Sakha ! Psartek ! Mabrouk ! Quelle Ch’hana… » puisque l’arabe était la langue de nos grands-parents, de nos profs, des parents de bon nombre des enfants que je fréquentais. Tout le monde connaissait des petites phrases et insultes «C’est haram, espèce de H’mar… » et même des proverbes. Ce qu’on mangeait, des tajines aux mezze, du couscous aux pâtisseries, tranchaient avec la « bouffe des goy ». Nos maisons étaient décorées de mains de Fatma et autres talismans, tapisseries et de miroirs « orientaux », on écoutait de la musique du Maghreb ou du Moyen-Orient. Les prénoms et noms de famille – mon grand-père s’appelait Makhlouf BenAmram –, plusieurs prières, et même des livres pour enfants étaient en arabe ! C’était comme si nous étions des Arabes face aux goy, mais quand même avec une différence. Je me souviens qu’une amie de ma mère disait souvent « tu sais, nous les Arabes, on est des sauvages », lorsqu’on se retrouvait à manger avec des goyim. Je me souviens qu’à l’époque j’étais troublé par le fait que nous nous disions « pas comme les français » mais que les Arabes étaient censés être nos ennemis. Paradoxalement et heureusement, ma mère a toujours été pote avec les daronnes voilées du quartier, et mes frères et moi avions, sans aucun problème, des copains et des copines musulmanes.
Je fréquentais beaucoup la communauté juive séfarade de Marseille. En CM2, mes parents m’inscrivirent à l’école juive et je participais activement aux scouts juifs, les Éclaireurs et Éclaireuses Israélites de France (E.E.I.F). Comme j’avais rejoint tardivement l’école religieuse, je découvrais beaucoup d’aspects de la religion à ce moment là – tefilah4à la synagogue une heure chaque matin, 2 heures de kodesh5 tous les jours, berahot6 sur les aliments, birkat hamazon7. Pour beaucoup d’élèves de cette nouvelle école, ils et elles observaient les interdits du Shabbat et étaient issues de familles pieuses et moins assimilées que la mienne. Probablement comme la plupart des collégiens, je détestais mon école.
Après le 11 septembre 2001, l’ambiance a changé dans le quartier de l’école. J’ai vécu plusieurs agressions antisémites dans la rue à coté de l’école : tabassages et rackets, tags antijuifs devant la synagogue. Une fois, une bande de skins m’a tiré dessus à coup de pistolet à plomb. Il ne s’agissait pas d’une arme à feu mais j’ai quand même eu une sacrée frousse.
Tu es pro-israélien ou pro-palestinien ?
En 2004, je persuade mes parents de changer d’école et réussi à fuir le milieu conservateur de l’école juive. Découverte du lycée public. Dans un cours d’histoire, la professeure déclare que « les Juifs ont tué Jésus ». Je réagis en faisant remarquer que c’est faux. Elle fait appel à ses références académiques et je ne sais plus quels livres très savants. Le ton monte et je m’énerve en lui disant que « même le Pape a dit que c’était antisémite d’accuser les Juifs d’avoir tué Jésus ». Je suis exclu du cours puis du lycée pendant 3 jours pour « manquement au principe de laïcité ». Nous sommes en plein débat-carnage médiatique sur la loi contre le foulard et les signes religieux ostentatoires. A la synagogue et aux sorties du dimanche, je fréquente des ami·es juif·ves inscrits également dans des lycées publics et j’entends parler de plusieurs personnes à qui les pions ou les professeurs ont demandé de retirer leur casquette (et surtout la kippa qui est en dessous), leur collier-magen david8 ou leur drapeau d’Israël cousu sur leur sac. Dans ma classe, une camarade musulmane portait le foulard, elle l’a maintenant retiré. Très vite, la classe entière apprend que je suis juif.
A mon retour de l’exclusion, plusieurs camarades de classe manifestent leur soutien suite à la scène du cours d’histoire mais, petit à petit, un malaise s’installe dans mes relations avec elles et eux : « tu es juif, tu sais nous on s’en fout. Mais tu es pro-palestinien ou pro-israélien ? ».
Cette question, qui va me poursuivre tout au long de ma vie, semble en contenir deux : – Quel camp soutiens-tu ? Comme on me pourrait me demander si je suis plutôt OM ou PSG. – Es tu fréquentable ? Comme on pourrait demander si j’étais positif à la covid-19.
Je réponds sur la défensive : « bien sur que je suis pro-israélien. C’est notre pays, et il est attaqué, alors heureusement qu’il y a une armée de défense pour assurer sa sécurité ». Et un débat s’ensuit, où, très sûr de moi, je répète tous les arguments que j’ai avalés à l’école juive, à la maison, aux scouts etc. Les copains ont aussi des arguments, et le débat devient houleux. Je m’emporte : « vous ne savez pas ce que c’est l’antisémitisme, comment pouvez vous critiquer la seule terre où nous les Juifs sommes en sécurité ? ».
Je sentis que je n’étais pas assez armé pour « défendre mon pays » et décidait d’étudier plus en profondeur la question. Dans les années qui suivirent, je lis énormément sur le conflit israélo-palestinien. Un monde enchanté s’écroula lorsque je réalisai que l’indépendance d’Israël était concomitante au départ sous la contrainte violente de centaines de milliers de palestinien·nes. Ce monde fut enterré lorsque je pris conscience des conditions de vie à Gaza ou même en Cisjordanie, imposées par l’État israélien. Par ce même chemin, je réalisai les effets de la colonisation française en Afrique et commençai à comprendre l’histoire de ma famille au Maroc et en Égypte.
Dans mes lectures de cette époque, je suis tombé sur le livre de Shlomo Sand « Comment le peuple juif fut inventé », que je considère aujourd’hui comme le début de ma politisation. J’ai compris la nécessité pour les États nations de construire un roman historique pour légitimer leur présence ainsi qu’une hégémonie politique sur un territoire.
A l’époque, la pseudo équivalence « juif=pro-israélien » me paraissait naturelle , de la même manière que les interlocuteur·ices qui me posaient la question « tu es pro-israélien ou pro-palestinien ?». Cette équation porteuse de contradiction, propagée autant par le gouvernement israélien que par les défenseurs de la Palestine que je rencontrais, n’avait aucune solution pour moi. Je commençais à avoir honte d’être juif.
Petit à petit, un fossé s’est creusé avec toutes mes connaissances passées. Avec un ami, nous avons beaucoup philosophé sur les questions d’identité et avons conclu que nos idéaux de justice, de vérité et d’intégrité tirées de nos éducations juives nous amenaient à la conclusion suivante : finalement, nous ne pouvions plus nous dire juifs. Alors j’ai essayé d’arrêter d’être juif.
Comment je n’ai pas réussi a arrêter d’être juif
Pour autant, mon entourage ne m’épargnait pas. Pendant mes études j’ai vécu une année entière de harcèlement antisémite toujours sur le thème de la viande de porc que je n’arrivais pas à manger. C’est comme si j’avais renoncé aux cotés positifs du judaïsme pour n’en garder que les côtés contraignants : je ne voulais plus fréquenter de Juifs·ves, je n’allais plus dans ma famille pour les fêtes, ni à la synagogue. Petit à petit je me mis à lire les critiques libertaires de « la religion » et suis devenu végétarien – c’était un compromis politiquement correct pour éviter de manger du porc en société. En continuant ma formation politique sur les questions économiques et de justice climatique, j’ai commencé à m’engager dans des collectifs d’action politique. Même s’ils étaient plus proches de mes idées, une partie non négligeables des militant-es que je fréquentais n’avaient pas moins de comportements racistes qu’ailleurs. Devant les « ne sois pas radin comme un Juif », « te barre pas en feuj », « ce sont les Juifs qui contrôlent le monde » et autres clichés ou visions complotistes, je décidai de ne pas réagir. J’étais très mal à l’aise. Mais devant les atrocités commises par Israël, c’était pas grand-chose de penser cela. Comme j’apprenais à arrêter d’être juif, je ne devais pas me crisper devant ce genre de remarques.
Et puis il y a tout le temps cette question qui revient: « d’où tu viens ?» à laquelle je n’ai jamais trouvé de réponse satisfaisante. Alors je réponds « de Marseille » mais souvent les gens insistent : « oui mais, avant ?», «Mais tes parents, eux, ils viennent d’où ? ». Je réponds « de Marseille ». Au bout d’un moment, ils n’insistent plus.
Je fréquentai donc un milieu où se dire « anticapitaliste » et « antisioniste » était la norme. Dans ce milieu, les Juifs religieux sont considérés comme des obscurantistes au même titre que les autres personnes se revendiquant d’une identité religieuse. Quelque fois, ce sont les Juifs qui sont responsables de tous les maux de la terre, dans la théorie du complot classique ; de la financiarisation du vivant à la crise migratoire.
Quelques années plus tard, en 2015, ce sont les attentats de l’Hyper Casher. Pour moi, ça a été un électrochoc. Si les organisations d’extrême-gauche ont très bien décelé le vague sécuritaire et islamophobe qui arrivait, la tuerie n’a pas été vue comme un acte antisémite. Amedy Coulibaly, le tueur, étant noir et anti-colonialiste, il ne pouvait s’agir de racisme. La théorie que j’avais appliquée à moi même se retournait contre moi, comme un boomerang qu’on se prend en pleine gueule. L’antisémitisme devenait une invention des sionistes pour pousser les Juifs à émigrer et renforcer les troupes de l’armée coloniale israélienne. Pire, les actes du meurtrier ont été justifié en mettant dos à dos « Juifs » et les « Arabes », ces derniers étant les ennemis naturels des premiers, vu ce qu’il se passait en Palestine. Enfin, pour une partie encore plus égarée, ce serait le gouvernement israélien qui aurait monté le coup pour pousser les Juifs français à faire leur Alya9.
Ma mère avait l’habitude de faire ses courses dans ce magasin précis les vendredi après-midi, quelques heures avant Shabbat. Ce vendredi 9 Janvier 2015, elle décide de se débarrasser d’une question administrative avant de se rendre à son supermarché habituel. Une fois arrivée porte de Vincennes, elle m’appelle en panique : si elle avait décidé de faire ses courses avant la paperasse, elle se serait retrouvée dans le magasin pendant la tuerie.
Le décalage entre moi et mes « camarades » devint insupportable. Ou je continuais à me mentir en minimisant ou en refoulant mon vécu du racisme, ou je commençais à parler d’antisémitisme et j’incarnais l’ennemi sioniste.
Funambulisme
Je cherchai d’autres personnes qui avaient suivi le même raisonnement et je rencontrai plusieurs Juifs et/ou Arabes de gauche qui avait un vécu similaire au mien après les attentats de 2015. À partir de ce moment, j’ai décidé de changer de stratégie. Hier c’était, « vivons heureux, vivons caché », aujourd’hui c’est « le Juif t’emmerde !». Mais lorsqu’on parle d’antisémitisme depuis un point de vue situé à gauche, on se sent vite comme un funambule marchant sur une corde tendue au dessus du vide : comment caractériser l’antisémitisme sans tomber dans l’islamophobie lorsque les tueurs de juifs en France sont tous musulmans depuis plus d’une dizaine d’années ? Comment parler des conséquences des guerres d’Israël ici en France, dans nos vies et celles des communautés juives, sans provoquer des débats stériles et épidermiques « sionisme vs antisionisme » ? Comment se distancer des analyses droitières qui font d’Israël et de la lutte contre l’antisémitisme un bouclier pour mieux taper sur les musulmans ? Ce discours étatique, prétendument antiraciste n’est qu’une manipulation de la lutte contre l’antisémitisme à des fins islamophobes et ne participe qu’à l’augmentation des actes racistes – dont l’antisémitisme. Comment se rapprocher des organisations antiracistes alors qu’elles nient et minimisent l’antisémitisme ou relativisent la Shoah ?
La lutte contre l’antisémitisme est intimement liée aux autres luttes antiracistes. Aux vues de la situation en France et pour éviter d’opposer Juif·ves et musulman·es, nous devons combattre l’islamophobie en même temps que l’antisémitisme. Comme une grande partie des Juif·ves, mes parents et grands-parents sont issu·es de l’immigration post-coloniale au même titre que les autres Arabes du Maghreb.
Nos destins sont liés, nos libérations sont liées.
1 Plat traditionnel marocain
2 Morceau de pain qui débute le repas
3 Quartier juif dans les pays musulmans
4Prière quotidienne
5 Enseignement religieux
6 Bénédictions
7 Prière de fin de repas
8 Etoile de David
9 Emmigration en Israël