Traduit de l’anglais par Julien Chanet.
Dans cet essai important, Karin Stögner explique pourquoi l’influente théorie de l’ « intersectionnalité » omet si souvent d’inclure l’antisémitisme globalisé et propose une ré-élaboration du concept d’intersectionnalité influencée par la première génération de l’École de Francfort qui cherche à intégrer l’antisémitisme en tant qu’oppression spécifique et tente de cerner son articulation avec d’autres formes de domination. L’approche innovante de Stögner permet de dégager des pistes pour un renouveau du militantisme anti-raciste et féministe qui incorporerait l’antisémitisme à son champ de préoccupations.
Le concept d’intersectionnalité est un instrument analytique permettant de comprendre de manière critique le caractère multidimensionnel des rapports de pouvoir. Il est apparu pour la première fois dans les années 1970, lors des débats autour du féminisme noir et a marqué le début d’une lutte intersectionnelle, c’est-à-dire d’une lutte sur deux fronts : contre le sexisme au sein du mouvement des droits civiques et contre le racisme au sein du mouvement féministe. À cet égard, l’intersectionnalité a toujours été à la fois un concept analytique et une pratique politique.
Actuellement, les Juifs sont souvent exclus des mouvements sociaux féministes antiracistes qui prétendent être guidés par l’intersectionnalité. En outre, cette théorie inclut rarement la question de l’antisémitisme. L’orientation antisioniste véhémente de certains de ces mouvements, qu’il s’agisse de la Women’s March on Washington, de la Chicago Dyke March ou de Black Lives Matter, pose la question suivante : pourquoi le cadre de l’intersectionnalité exclut-il systématiquement l’antisémitisme ?
Dans cet essai, je vais d’abord distinguer l’antisémitisme et le racisme, avant de montrer que la recherche sur l’antisémitisme et l’intersectionnalité ne sont pas nécessairement exclusives l’une de l’autre. Je vais ensuite développer une approche spécifique de l’intersectionnalité qui considère les idéologies à partir de leurs relations, lit l’antisémitisme lui-même comme une idéologie intersectionnelle, ce qui permet de saisir en quoi les formes de théorie et de pratique intersectionnelles actuelles tendent à exclurent les Juifs qui parlent d’antisémitisme.
Antisémitisme et racisme – une relation complexe faite de similarités et de différences
Les difficultés à analyser l’antisémitisme à travers le paradigme de l’intersectionnalité proviennent en partie d’un grand malentendu sur la relation entre antisémitisme et racisme. L’antisémitisme n’est pas simplement une forme de racisme, qu’on pourrait analyser avec les outils fournis par la recherche sur le racisme. L’antisémitisme est plutôt une idéologie spécifique qu’on ne peut réduire au racisme, pas plus qu’on ne peut réduire l’homophobie au sexisme. Nous sommes en présence d’une variante de ce paradoxe féministe : nous ne pouvons pas comprendre les circonstances et les conditions de vie des femmes et des hommes si nous les considérons uniquement à travers la catégorie du genre, mais nous ne les comprendrons pas non plus sans cette catégorie. En ce qui concerne le phénomène de l’antisémitisme, nous pouvons dire qu’il est impossible de saisir sa complexité si nous ne le considérons que comme une forme de racisme ; mais qu’il demeure incompréhensible si nous ne reconnaissons pas qu’il est également une forme de racisme.
Pour éviter la concurrence victimaire et faciliter les alliances dans la lutte contre l’antisémitisme et le racisme, Glynis Cousin et Robert Fine 1 ont proposé de considérer l’antisémitisme et le racisme comme des idéologies reliées. Ils mettent en garde contre l’inclusion complète de l’antisémitisme sous le terme abstrait de « racisme », arguant qu’un tel flou conceptuel ne ferait qu’évacuer les spécificités respectives de l’antisémitisme et du racisme.
Il ne fait aucun doute que l’antisémitisme fonctionne de concert avec de nombreux éléments racistes, mais aussi avec le nationalisme, le sexisme et l’homophobie. Le racisme est déjà évident dans le concept d’antisémitisme, invention linguistique de Wilhelm Marr au XIXème siècle, au moment où l’hostilité politique et sociale envers les Juifs — avec à l’avant-scène un concept laïque et pseudo-scientifique de « race » — remplaçait une forme pré-moderne et religieuse de judéophobie2. Comme je l’ai déjà dit ailleurs3, ce changement était particulièrement net dans les images antisémites qui montraient le corps des Juifs et leur relation pervertie à la nature.
Le capitalisme et le « Juif cupide ».
Le racisme est incontestablement un moment important de la mise en place de l’antisémitisme en tant qu’idéologie moderne mais ce n’est pas le seul. En effet, l’antisémitisme moderne fonctionne en grande partie sur la base d’une perception déformée des rapports de production capitalistes et de leur logique d’exploitation. L’antisémitisme, avec la figure du « Juif cupide », introduit une personnalisation4 de ce qui relève de processus sociaux abstraits, supra-individuels. À cela s’ajoute un anti-intellectualisme qui voit les Juifs comme un esprit subversif et désintégrateur, faisant preuve de vanité et d’arrogance. L’antisémitisme est essentiellement un rejet de « l’esprit et de l’argent », qui exprime mécontentement et malaise profond dans la civilisation autant qu’une incapacité à comprendre les rapports de pouvoir abstraits et leurs institutions.
Les différences entre l’antisémitisme et le racisme sont claires. Le racisme colonial et le racisme de l’apartheid sont tous deux basés sur la construction hiérarchique de races supposées supérieures et inférieures5. L’ennemi, que le racisme construit comme primitif et inférieur, représente un manque de civilisation et de modernité, tandis que les racistes se considèrent comme des représentants de la civilisation. Sont absents les mythes conspirationnistes qui supposent que les personnes non blanches et les colonisés dirigent secrètement le monde, contrôlent les médias et la finance, et accélèrent les processus de modernisation, de mondialisation et d’extension du cosmopolitisme. Ces mythes complotistes ne font généralement pas partie de l’idéologie raciste. Ils constituent toutefois une caractéristique essentielle de l’antisémitisme, qui suppose que les Juifs détiennent une puissance intangible, omniprésente, vis-à-vis de laquelle les antisémites ne se sentent pas supérieurs mais plutôt inférieurs.
Comme exemple actuel de l’idée du Juif tout-puissant qui se trouve au cœur de l’idéologie antisémite, on peut citer le mythe conspirationniste selon lequel les Juifs contrôleraient les flux migratoires et seraient donc responsables de ce que l’extrême droite appelle « l’infiltration et la domination étrangères », c’est-à-dire l’immigration de personnes considérées comme ethniquement ou culturellement inférieures, censée détruire l’identité « autochtone ». La représentation des Juifs comme une élite abstraite et insaisissable qui dirige secrètement le monde et opprime les peuples et les nations est également observable à gauche. Dans cette version, l’antisémitisme peut même se réclamer de la résistance et du camp des opprimés du monde entier.
Le blanchité et les Juifs
De nombreux mouvements féministes intersectionnels qui se dressent contre le racisme ont beaucoup de mal à saisir comment fonctionne l’antisémitisme. Ils considèrent l’antisémitisme comme une simple forme de racisme, et réduisent le racisme lui-même à la dichotomie blanc / noir, les Juifs étant implicitement ou explicitement identifiés à la « blanchité ». Cette situation est handicapante sur le plan analytique car l’antisémitisme ne suit pas la ligne de couleur, ni par conséquent la ligne de démarcation binaire « privilégié/non privilégié ». Les Juifs ne sont pas des « Blancs ». Cependant, la « blanchité » comme l’opposition « privilégiés/non privilégiés » sont au cœur du concept de racisme qui prévaut aujourd’hui dans les discours universitaires ou dans la pratique politique intersectionnelle.
Le cadre de la blanchité, en tant qu’outil de visibilisation du racisme structurel, s’avère totalement inadapté à l’antisémitisme, il peut même renforcer l’antisémitisme, comme l’a souligné David Schraub6. Les privilèges associés à la blanchité comprennent le pouvoir, l’influence, l’argent, la propriété, l’éducation, la domination, la participation, le fait d’être écouté et d’avoir une voix, des coteries et des réseaux, ou une situation héritée au fil des générations. Tant que ce cadre est appliqué à la société majoritaire blanche, il permet de rendre visibles les structures de pouvoir enracinées. Appliqué à la minorité juive, il peut en revanche déboucher sur une confirmation de stéréotypes antisémites, comme l’influence excessive des Juifs dans les affaires, la politique et les médias. Les Juifs apparaissent comme les super-blancs. Schraub observe qu’« en appliquant le cadre de la blanchité à un Blanc goy, on espère bouleverser les idées reçues de l’expérience blanche — montrer des choses que les gens n’avaient pas vues auparavant. En revanche, l’effet de l’application du cadre de la blanchité à la judéité fait office de confirmation : « J’ai toujours pensé que les Juifs avaient tout ce pouvoir et tous ces privilèges – et regardez, j’avais raison ! » »7
L’exclusion de l’antisémitisme global des analyses et des pratiques antiracistes intersectionnelles signifie que les Juifs sont de moins en moins reconnus comme une minorité qui a été persécutée et assassinée sur une base raciale pendant des siècles, ni Israël un refuge pour les Juifs du monde entier après la Shoah. Au contraire, les Juifs apparaissent comme les représentants d’un groupe structurellement raciste et exploiteur et Israël fait figure de bastion de l’impérialisme occidental au Moyen-Orient, d’élément artificiel et étranger au milieu de peuples arabes censément autochtones8.
En incluant totalement l’antisémitisme dans la catégorie du « racisme », on semble avoir affaire à un problème d’un autre temps. En fait, si l’antisémitisme et le racisme sont étroitement reliés historiquement, ils ont évolué dans des directions différentes après la Shoah et les contextes post-coloniaux. L’antisémitisme contemporain ne fonctionne plus principalement comme un racisme, mais a évolué vers des formes post-nationales, dans lesquelles Israël est utilisé comme bouc émissaire universel pour les guerres et les crises dans le monde entier. La discrimination à l’égard des Juifs est différente aujourd’hui de celle des personnes non blanches.
Tant qu’on ne reconnaît pas cette différence, non seulement on évacue complètement les formes d’antisémitisme actuelles qui diffèrent du racisme, comme l’antisémitisme en lien avec Israël, mais on peut même les faire passer pour antiracistes et contestatrices. Ainsi, la sur-inclusion de l’antisémitisme (ne le traiter que comme une forme de racisme) mène nécessairement à un problème de sous-inclusion : l’antisémitisme contemporain n’est pas du tout considéré comme du racisme et la lutte contre l’antisémitisme est de moins en moins reconnue comme partie intégrante de la lutte antiraciste, voire considérée en tant que telle comme conservatrice, réactionnaire et même raciste.
Lost in Translation : l’« intersectionnalité » en fonction du contexte
Kimberlé Crenshaw définit l’intersectionnalité comme « une façon de voir, de penser et d’agir », soulevant ainsi le problème de la transférabilité du concept à d’autres oppressions. Si on se contente d’utiliser l’intersectionnalité comme un terme à la mode – ou employé de manière purement doxographique9 selon la devise « N’utilisez pas ce concept, mentionnez-le seulement » (Derrida) — il faut réfléchir clairement à la traduction d’un contexte à l’autre. À cette fin, Gudrun-Axeli Knapp10 nous conseille de faire de l’intersectionnalité un « concept voyageur », qui emporte dans son voyage des bagages, certains bagages pouvant être inappropriés dans un contexte différent.
Si ce « bagage » implique que l’antisémitisme ne soit pas saisi de manière adéquate, alors il faut mettre en question la valeur analytique du concept d’intersectionnalité. Celui-ci sert en réalité aujourd’hui à étayer certaines hypothèses de l’antisémitisme contemporain.
Par exemple, dans la pratique politique de certaines activistes queer et féministes – la soi-disant « Queer International » – on considère que les Israéliens dans leur ensemble sont les privilégiés des rapports de pouvoir mondiaux, et on cesse de percevoir l’antisémitisme comme un danger concret. Il faut beaucoup d’ingéniosité pour présenter Israël comme un État dépravé pour son appui à ce qui, ailleurs, est défendu par ces militantes : les droits des femmes et des LGBTQI. Dans le cas d’Israël, cependant, tout est inversé, ce qui rend possible l’accusation de « pinkwashing » et d’ « homonationalisme »11.
Des résistances ont émergé en réaction à l’exclusions de personnes juives des initiatives queer et féministes telles que la Women’s March on Washington, la Chicago Dyke March ou Black Lives Matter. La journaliste et militante LGBTIQ Gretchen Hammond a perdu son emploi au Windy City Times12 après avoir rendu public l’antisémitisme des organisateurs de la Dyke March de Chicago. Des féministes comme Emily Shire13 refusent d’accepter l’argument de Linda Sarsour, l’ancienne organisatrice de la Women’s March on Washington, selon lequel sionisme et féminisme s’excluraient et se contrediraient mutuellement, tandis qu’Anna Isaacs14 s’est penchée sur la complexité du mouvement Black Lives Matter, qui au départ n’excluait pas les expériences juives et mettait également l’accent sur l’antisémitisme.
De même, d’anciennes camarades juives de la Women’s March on Washington ont été contraintes de se retirer ou de lancer leurs propres campagnes féministes intersectionnelles destinées à éduquer le public sur l’antisémitisme, telles que Women For All ou Zioness.
Réintégrer l’antisémitisme : « revendiquer » l’intersectionnalité pour les Juifs
Face aux abus croissants de l’usage politique et militant du concept d’intersectionnalité dans bien des mouvements féministes et antiracistes, face aux portes qu’il a ouvertes à l’antisémitisme, certain-es le rejettent complètement. Je plaide pour une réappropriation critique de cette approche. Une fois ajourné dans la direction que j’indique plus loin et informé de certains apports de l’école de Francfort, le concept pourrait, je crois, renforcer notre analyse des sociétés contemporaines et être particulièrement fructueux pour la critique de l’idéologie.
Apprendre de l’école de Francfort
Un examen approfondi de l’histoire de la pensée sociologique et de la psychologie sociale montre que le traitement de l’antisémitisme dans la première théorie critique de l’école de Francfort anticipait sur les conceptions ultérieures de l’intersectionnalité. Les vastes études empiriques menées par Theodor Adorno, Else Frenkel-Brunswick et leurs collègues de l’université de Columbia dans les années 1940, compilées dans les Études sur la personnalité autoritaire, avaient pour but de mesurer le potentiel autoritaire-fasciste de la population américaine. Une de leurs découvertes les plus importantes, c’est que les idéologies telles que l’antisémitisme, le racisme, le sexisme, l’homophobie, l’ethnocentrisme et le nationalisme adviennent rarement comme des phénomènes isolés mais se développent dans un cadre plus large —le syndrome d’attitude idéologique autoritaire15. Les idéologies sont donc clairement intersectionnelles : elles s’imprègnent les unes des autres et se renforcent mutuellement, au sein d’un processus de transformation et de réactivation permanente. En outre, selon l’opportunité politique, une idéologie peut venir au premier plan à un moment donné, tandis que les autres continuent à fonctionner à l’arrière-plan et demeurent mobilisables.
L’intersectionnalité des idéologies
Cette idée d’Adorno et de ses collègues nous aide à nous demander comment l’idéologie de l’antisémitisme recoupe les idéologies du sexisme, du racisme et du nationalisme. Comment les motifs antisémites se manifestent-ils dans l’antiféminisme ? Comment le nationalisme ou l’idéologie antigenre — en tant que variante particulière de l’antiféminisme — dissimulent-ils un antisémitisme latent ? Pour répondre à ces questions, j’ai développé le concept d‘intersectionnalité des idéologies16. Je ne veux pas dire que les idéologies sont interchangeables ou qu’il faille les mettre sur le même plan. Je pense plutôt, à l’instar d’Oskar Negt, que nous pouvons distinguer diverses idéologies tout en comprenant qu’elle tirent précisément leur spécificité respective de leur interaction avec d’autres idéologies. Une telle approche a des implications radicales pour notre compréhension du fonctionnement non seulement de l’antisémitisme, mais aussi de l’antiféminisme, du sexisme, de l’homophobie, du racisme et du nationalisme.
Je propose un changement de perspective dans la recherche sur l’intersectionnalité. Mon approche critique de l’idéologie déplacerait notre attention du niveau de la formation de l’identité, qui est souvent au premier plan aujourd’hui, au niveau de la dissimulation idéologique des contradictions sociales. En outre, cette approche se concentre également sur la question de savoir pourquoi la catégorisation et l’identification sociales répressives ont lieu. Ce changement d’orientation, qui rend visible notre besoin compulsif de catégorisation et d’identification en tant que pratique dominante, nous aide également à comprendre pourquoi et quand ce besoin peut parfois imprégner la politique identitaire elle-même, avec de fâcheuses conséquences.
Il est préférable de comprendre les idéologies comme interdépendantes. Non seulement elles apparaissent généralement en faisceau, mais chaque idéologie porte en elle certaines fragments provenant d’autres idéologies et qui fusionnent donc. En raison de sa complexité, l’antisémitisme se prête particulièrement bien à une telle analyse que nous pouvons qualifier d’intersectionnelle. L’antisémitisme est imprégné de sexisme, de racisme et de nationalisme, tout en reflétant le rapport de classe économique de manière complètement délirante et déformée et en se faisant passer pour une critique du capitalisme. L’antisémitisme peut être compris comme l’exemple par excellence d’une idéologie traversée par d’autres marqueurs idéologiques.
L’antisémitisme pousse les Juifs au-delà des catégories stables de l’intersectionnalité
La plupart des sociétés sont organisées selon des marqueurs binaires comme haut-bas, intérieur-extérieur, blanc-noir, homme-femme, hétéro-lesbien/gay. En conséquence, les idéologies telles que le racisme, le sexisme, l’homophobie, le nationalisme et l’ethnocentrisme situent les personnes de couleur, les femmes, les gays et les lesbiennes, les étrangers et les inconnus plus ou moins clairement au sein de ces codes binaires. L’antisémitisme, en revanche, se caractérise par une ambivalence par rapport à ces marqueurs. Il ne situe pas clairement les Juifs d’un côté ou de l’autre, mais attribue plutôt aux Juifs une position au-delà de toute catégorisation binaire.
L’histoire de l’antisémitisme montre que les Juifs sont considérés comme inclassables dans les trois dimensions qui sont au centre de l’approche classique de l’intersectionnalité : genre/sexualité, classe et race/ethnicité/nation. C’est visible avec la figure du Juif antinational du XIXème siècle, censé remettre en cause le principe de la nation, ou avec l’image du Juif comme un « gender bender », celui qui contrarie la binarité des genres. Dans l’antisémitisme, les Juifs ne sont pas non plus clairement assignés à des classes, mais identifiés simultanément au communisme et au capitalisme, en particulier au capital financier. Les Juifs ne représentent pas tant une identité étrangère et hostile, qu’une non-identité, c’est-à-dire la menace de la dissolution de l’identité elle-même, de l’unité elle-même.
Le caractère anticatégoriques des stéréotypes antisémites est difficilement saisissable par les approches intersectionnelles dominantes qui présupposent des catégories stables interdépendantes. L’antisémitisme refuse aux Juifs toute catégorisation claire et tire son efficacité et son efficience d’une désarticulation presque « queer » des oppositions binaires habituelles et d’un affaiblissement des catégorisations claires. L’antisémitisme lui-même brouille les catégories et dépeint le Juif comme dépourvu de toute appartenance aux critères d’identité.
L’antisémitisme incarne une peur singulière, que soient infiltrées ou décomposées l’unité et l’identité de la nation, de la religion, de la communauté, etc. Les mythes conspirationnistes sont une manifestation de cette peur. Dans ce contexte, les Juifs ne représentent pas une identité étrangère et/ou hostile, mais plutôt une antiidentité, c’est-à-dire la dissolution des frontières fixes des identités collectives et culturelles. La différence avec les nouvelles formes de racisme comme le racisme culturel et le « racisme sans races »17 devient alors évidente. Par exemple, le ressentiment antimusulman attribue aux musulmans une identité hermétiquement scellée et fixe. En revanche, dans l’antisémitisme, les Juifs sont caractérisés comme manquant d’identité ou de racines. Le délire nationale-socialiste considérait les Juifs non comme une « race étrangère » qui devait être soumise et exploitée, mais comme une « antirace », le « principe négatif en tant que tel ». De l’extermination de cette « antirace » dépendait le salut du monde18. Le fantasme de la rédemption par l’extermination des Juifs s’appuie sur une vision où les Juifs seraient les colons d’un lieu au-delà de l’ordre catégorique autoritaire du monde.
Passons en revue les différents non-lieux auxquels la figure du Juif est assignée par l’antisémitisme.
Le « juif antinational »
L’antisémitisme dépeint les Juifs comme dépourvus de loyauté envers la nation, quelle qu’elle soit, et incapables d’établir un véritable État. Il remonte à l’époque de la formation des États-nations européens à la fin du XVIIIème siècle et au XIXème siècle et retournait le fait que les Juifs en tant que peuple n’avaient pas d’État-nation à eux en un stéréotype selon lequel ils allaient infiltrer d’autres nations et saper le principe national de l’intérieur. Les Juifs étaient considérés comme internationaux, cosmopolites, flottants, sans racines, inauthentiques et indignes de confiance en termes d’identification nationale. Le nationalisme et la construction d’une communauté nationale homogène n’étaient pas seulement dirigés contre des ennemis extérieurs, mais se développaient également par l’exclusion explicite des éléments « étrangers » et « sans appartenance » à l’intérieur des frontières nationales.
La figure du Juif antinational a ainsi servi de surface de projection pour les incertitudes et les antagonismes non reconnus au sein de l’État-nation moderne, ainsi que pour la légitimation des exclusions nationalistes : le nationalisme ethnique (et dans une moindre mesure civique) masque en effet la division de la société en classes économiques et fantasme une unité en réalité très fragile. La rupture de l’unité est projetée sur le « Juif antinational ». On retrouve ce thème dans l’antisionisme extrême, qui rejette Israel comme une « entité artificielle », et qui s’étend aujourd’hui des néo-nazis aux discours islamistes et « anti-impérialistes ».
Le « gender bender » juif
Les images qui attribuent aux Juifs un sexe et une sexualité ambiguës sont innombrables, en particulier à la fin du XIXème et au début du XXème siècle. L’antisémitisme considérait traditionnellement les hommes juifs comme efféminés, les femmes juives comme masculinisées. On disait qu’ils brouillaient les frontières clairement tracées entre les sexes, qu’ils dissolvaient l’identité sexuelle, inversaient les rôles de genre et la division du travail genrée. Par conséquent, l’émancipation des femmes a également été interprétée comme une machination juive contre l’unité du peuple. En raison de la position intermédiaire qui leur était attribuée en matière de genre et de sexualité, les Juifs étaient considérés comme une menace essentielle pour l’unité de la communauté culturelle, encore aujourd’hui intrinsèquement liée à l’ordre hétéronormatif.
Les femmes émancipées qui revendiquaient une subjectivité et une sexualité autonomes étaient considérées comme faisant partie d’une conspiration juive : « l’esprit féministe démocratique juif de Mammon », comme l’a formulé la tête pensante nazie Ludwig Langemann en 1919. Cette situation est loin d’être surmontée aujourd’hui, comme nous pouvons le constater avec les mouvements de droite anti « théorie du genre » en Europe et en Amérique, dans lesquels le féminisme fonctionne comme le nouveau bouc émissaire des crises identitaires actuelles. Les islamistes expriment plus explicitement le lien étroit qui existe entre l’antisémitisme et la répression des questions de genre. On peut citer par exemple le chef spirituel suprême de l’Iran, Ali Khamenei, qui voit dans « la chosification des femmes » en Occident et « les concepts comme la justice de genre » un « complot sioniste pour détruire la communauté humaine », ou encore l’islamiste algérien Malek Bennabi qui, dans les années 1960, pestait contre le « siècle de la femme, du Juif et du dollar », résumant ainsi les menaces centrales qui pèseraient selon lui sur la Oumma islamique19.
Le Juif comme « bourgeois inadapté ».
Un des traits récurrents de l’inventaire classique de l’antisémitisme consiste à identifier les Juifs à la sphère économique intermédiaire de la circulation, c’est-à-dire aux transactions commerciales, bancaires et monétaires, donc à les considérer surtout comme des spéculateurs et des capitalistes financiers. Dans les sociétés féodales ou traditionnelles, les Juifs se voyaient refuser l’accès à la propriété foncière et aux corporations d’artisans, tout comme ils ont été très longtemps exclus, dans la société capitaliste moderne, fonctionnellement différenciée, de la propriété des moyens de production, source de plus-value. Ils étaient donc contraints, de plus en plus souvent, de se réfugier dans les sphères intermédiaires de la circulation.
Tous les banquiers sont juifs, tous les Juifs réalisent des transactions monétaires, voilà un cliché antisémite ancien, étroitement relié à l’idée antisémite que les Juifs ne travaillent pas. C’est le prélude à la division idéologique des rapports capitalistes entre « productif » et « rapace ». La place du commerçant est une place intermédiaire qui fait apparaître la position de classe comme ambiguë et vague : les Juifs ne seraient ni maîtres ni serviteurs. S’ils se rangeaient dans la classe bourgeoise, ils se heurtaient au cliché du « bourgeois inadapté »20, qui se contente d’imiter le commerce capitaliste tout en manquant de tout esprit d’entreprise réel et sincère et incarne, par conséquent, les effets négatifs du capitalisme à l’état pur. Porte-voix de la classe ouvrière, ils étaient considérés comme des hypocrites, car ils étaient étrangers à tout travail physique et parlaient de choses dont ils ne savaient rien.
Conclusion : l’intersectionnalité ne peut pas être une théorie émancipatrice si elle exclut l’antisémitisme
Incohérence, ambiguïté et inclassabilité totale ; frontières mouvantes et chevauchements multiples avec d’autres idéologies, voilà les raisons pour lesquelles l’antisémitisme s’est transformé en vision du monde globale et délirante au cours du processus de modernisation rapide et déstabilisateur. Il a contribué à stabiliser un système de valeurs et de normes qui semblait menacé. Plus que d’autres idéologies, l’antisémitisme contribue à maintenir les règles traditionnelles du capitalisme, du patriarcat et de l’ordre national en étant toujours sexiste, homophobe, nationaliste et raciste et en se présentant en outre comme anticapitaliste et antiimpérialiste. Le moment systématiquement anticatégorique, qui situe les Juifs au-delà des catégories, distingue l’antisémitisme d’autres idéologies, qui sont beaucoup moins ambiguës.
Cet éclairage remet en cause les approches qui affirment qu’une vision anticatégorielle possède un potentiel critique. L’antisémitisme en tant que tel transgresse efficacement les catégorisations, en attribuant aux Juifs une position au-delà du genre, de la sexualité, de la classe, de la race, de l’ethnicité et de la nation. C’est précisément de cette caractéristique que l’antisémitisme tire son efficacité. Nous devons comprendre cette banalité de l’antisémitisme : tout peut être interprété contre les Juifs – en particulier le fait qu’ils ne correspondent soi-disant pas aux catégories socialement admises.
Une approche intersectionnelle ne doit pas s’en tenir à l’idée que la société est structurée par certaines catégories, mais doit, dans une critique radicale du pouvoir, découvrir les raisons et les conditions de possibilité sociales de ces catégories. Le processus de catégorisation permanente des personnes dans la société et les logiques identitaires traditionnelles sous-jacentes doivent également être critiquées. L’approche de l’intersectionnalité des idéologies proposée ici est donc critique des approches qui soutiennent un discours identitaire et relativiste-culturelet peuvent basculer vers l’antisémitisme et l’homophobie sous couvert d’antiracisme. La critique de l’intersectionnalité présentée ici vise à ouvrir l’approche à une théorie féministe dialectique qui n’exclut pas l’antisémitisme, et qui se lie dès lors à une pratique véritablement émancipatrice.
Publié initialement sur fathomjournal.com en mai 2020, https://fathomjournal.org/intersectionality-and-antisemitism-a-new-approach/
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1 Glynis Cousin & Fine Robert, « A common cause. Reconnecting the study of racism and antisemitism . », European Societies, 14(2), 2012.
2NDT : l’auteure fait ici référence à l’antisémitisme chrétien millénaire catholique puis orthodoxe et protestant en Occident.
3 Stögner Karin, Antisemitismus und Sexismus. Historisch-gesellschaftliche Konstellationen, Nomos, 2014.
4 NDT : Comme le précise le collectif Stoff “ la personnalisation, comme représentation et comme pratique, n’est pas à confondre avec la personnification, avec le fait de tenir des capitalistes pour ce qu’ils sont : des agents du capital. Personnaliser sur un mode racialisant, c’est tenir une supposée généalogie pour responsable de la misère matérielle et symbolique.” in Collectif Stoff, « Plus blanc que blanc ? Révolte et antisémitisme », Stoff, n°1, 2020. Sur la différence entre personnification et personnalisation des rapports sociaux dans la société capitaliste, voir Heinrich Michael, An introduction to the Three Volumes of Karl Marx’s Capital, Monthtly Review Press, 2004, p. 185-191.
5 Balibar Étienne, « La construction du racisme », Actuel Marx, Vol 38, n°2, 2005, https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2005-2-page-11.htm.
6 Schraub David, “White Jews: an intersectional approach”, AJS Review 43(2), 2019, https://www.cambridge.org/core/journals/ajs-review/article/white-jews-an-intersectional-approach/B3A8D66A0B6895A61814047FE406A2A6
7 Ibid.
8 Hirsh David, Contemporary Left Antisemitism, 2018, Routledge ; Nelson Cary, Israel Denial. Anti-Zionism, Anti-Semitism, and The Faculty Campaign Against the Jewish State, 2019, Indiana University Press.
9NDT: L’activité d’un doxographe consiste à reproduire et souvent commenter les propos, opinions et écrits de penseurs antérieurs ou contemporains.
10Knapp Gudrun-Axeli, « Race, Class, Gender. Reclaiming Baggage in Fast Travelling Theories », European Journal of Women’s Studies,12(3), 2005.
11Schulman Sarah, Israel/Palestine and the Queer International, Duke University Press, 2012 ; Puar Jasbir, « Rethinking Homonationalism », International Journal Middle East Studies, vol. 45, 2013.
12 NDT : Le Windy City Times est un journal LGBT de Chicago fondé en 1985.
13Shire Emily, « Does Feminism Have Room for Zionists? », New York Times, 07/03/2017, https://www.nytimes.com/2017/03/07/opinion/does-feminism-have-room-for-zionists.html.
14Isaacs Anna, « How the Black Live Matters and Palestinian movement converged », moment.mag, 14/03/2016, https://momentmag.com/22800-2/
15Adorno Theodor W., Études sur la personnalité autoritaire, Allia, 2017, p. 394-400.
16Stögner Karin, Antisemitismus und Sexismus. Historisch-gesellschaftliche Konstellationen, Nomos, 2014 ; Stögner Karin, « Intersectionality and anti-Zionism. New Challenges in Feminism » in Rosenfeld Alvin H. (dir.), Anti-Zionism and Antisemitism. The Dynamics of Delegitimization , Indiana University Press, 2019.
17NDT : les discours et idéologies racistes qui se formulent non plus en termes de race biologique mais de différences culturelles qu’il faudrait préserver en limitant notamment le métissage et l’immigration.
18Adorno Theodor W. & Horkheimer Max, La dialectique de la raison, Gallimard, 1974.
19Bensoussan Georges, Juifs en pays arabes : Le grand déracinement, 1850-1975, Tallandier, 2012.
20Adorno Theodor W., Études sur la personnalité autoritaire, Allia, 2017.